Qu’on me permette de donner ici un avis très personnel sur ce qui constitue le plus beau passage de la littérature grecque. De nombreux extraits mériteraient de figurer en tête de classement, et je ne rallierai pas tous les suffrages autour de l’extrait que je vais présenter.
L’objet de mon choix se situe au chant 24 de l’Iliade, au terme d’une succession d’événements remarquables : Hector a tué Patrocle, ce qui a décidé Achille à reprendre le combat pour venger son compagnon. Le duel est inégal et Hector, conscient de son infériorité face à Achille, a pris la fuite, bientôt rattrapé par son adversaire. Achille tue Hector, outrage le cadavre et le traîne derrière son char sous les yeux horrifiés du roi Priam, qui contemple le triste spectacle du haut des murs de la citadelle de Troie. Finalement, après que l’on a rendu un dernier hommage à Patrocle, le vieux Priam prend tous les risques pour récupérer le corps de son fils chéri. Bravant la nuit, il passe les sentinelles qui gardent le camp des Achéens et vient trouver Achille dans sa tente afin de lui offrir une riche rançon en échange de la dépouille d’Hector. Les deux hommes, qu’une génération sépare, mangent et boivent ensemble tout en versant d’abondantes larmes : Priam a perdu un fils, tandis qu’Achille a vaincu un ennemi détesté, le meurtrier de Patrocle. Vient alors le moment d’un échange : Priam va pouvoir emporter le cadavre d’Hector, non sans avoir remis une rançon qu’Achille accepte du vieillard. C’est à ce point précis que se produit un événement extraordinaire :
« Le fils de Pélée, tel un lion bondissant de sa tanière, se dirigea vers la porte. Il n’était pas seul : deux desservants l’accompagnaient, le héros Automédon et Alkimos, eux qu’Achille estimait le plus depuis que Patrocle était mort. Ils dételèrent alors les juments et les mules, introduisirent le héraut qui faisait les proclamations pour le noble vieillard, et ils l’assirent sur le char. Ils prirent du véhicule bien poli l’immense rançon qui devait racheter la tête d’Hector, mais ils laissèrent deux voiles et un manteau bien tissé, pour qu’il puisse protéger le corps et lui permette de le ramener chez lui. Il appela des servantes et leur ordonna de laver et d’oindre la dépouille à l’écart, pour éviter que Priam ne vît son fils : il ne fallait pas que, à la vue de son enfant, la colère ne s’empare de son cœur attristé. Achille en fut affligé en son for intérieur, et il aurait tué Priam, mais c’eût été transgresser les ordres de Zeus. Les servantes lavèrent et oignirent donc le corps avec de l’huile, et elles l’entourèrent d’un beau voile ainsi que du manteau ; Achille en personne souleva et plaça Hector sur sa couche, puis ses compagnons le soulevèrent pour le poser sur le véhicule bien poli. Achille poussa ensuite un gémissement, invoquant son cher compagnon : ‘Ne sois pas fâché contre moi, Patrocle, si tu apprends que, alors que tu te trouves dans l’Hadès, j’ai rendu le divin Hector à son père. En effet, il m’a remis une rançon considérable. Et à toi, en contrepartie, je te remettrai la part qui te revient.’ » (voir Iliade 24.572-595)
Ainsi donc, Achille ne s’est pas contenté de recevoir le vieux Priam : il s’est assuré qu’Hector, son pire ennemi, reçoive un traitement digne ; et par égard pour le roi, il lui a épargné le spectacle de la toilette funèbre. Finalement, tirant de la rançon d’Hector de quoi recouvrir le corps, il a rendu au mort une apparence présentable. Cela fait, Achille n’oublie pas de garder une part de la rançon pour apaiser Patrocle. Le compromis est parfait, tout le monde peut sauver la face, alors même que l’Iliade démarre sur un récit où les protagonistes avaient perdu la face.
[Image: Achille traînant le corps d’Hector. Gravure de Johannes Balthasar Probst (1673-1748). Fine Arts Museum of San Francisco. commons.wikimedia.org]