De Cléobule et de son amant, il ne nous reste aucun souvenir, si ce n’est un court poème témoignant de leur brève relation, enflammée par l’ivresse.
Imaginons le jeune Cléobule alors qu’il sort de l’adolescence. C’est l’âge où le corps se transforme, où un duvet fait apparaître une barbe quelque peu clairsemée. La guerre n’a pas encore creusé de rides sur son visage et ses mains ; plus tard, les coups, les attaques ou les fuites enlaidiront son âme. Cléobule vit dans une cité grecque : est-ce Athènes, Milet, ou encore Alexandrie ? Si le poète nous en laisse le choix, optons pour Pergame, en Asie Mineure.
Au gymnase, Cléobule apprend à lire, à écrire, à compter ; il s’entraîne aussi mainte fois à la lutte avec ses camarades. Luisant au début, leur dos devient mat sous l’effet du sable collé à la mince couche d’huile dont ils s’enduisent avant les exercices. C’est peut-être à cette occasion que Cléobule a attiré le regard d’un homme plus âgé. Au contact visuel a succédé un discret hochement de tête lorsqu’ils se croisent dans les rues de la ville, puis un message tout à la fois ambigu et trop explicite. L’homme connaît son affaire, il n’en est pas à son coup d’essai.
Pour Cléobule, la partie s’annonce serrée. Les avances le flattent, mais il sait aussi qu’il ne doit pas répondre trop rapidement, ou il afficherait un empressement qui nuirait à sa réputation. Il attend donc que les messages se répètent, et qu’ils cèdent la place à quelques menus présents. Finalement, les deux se sont parlé, longtemps sans doute, et leurs peaux se sont peut-être touchées. Avec des amis, ils ont aussi fréquenté les banquets où l’on se passe la coupe tout en récitant des poèmes, en chantant, en riant, et parfois en pleurant sur la jeunesse qui passe trop vite. Les soirs de gaieté, on invite quelques courtisanes. D’autres fois, on choisit de ne presque pas diluer le vin dans le cratère, afin de forcer l’ivresse. Ah ! l’ivresse !
Cette relation ne durera pas, Cléobule le sait. Parvenu à l’âge d’homme, il devra quitter son amant pour assumer des responsabilités dans sa famille, et aussi dans sa cité. Ce qu’il n’a toutefois pas prévu, c’est que le lien se romprait si soudainement. Est-ce la guerre, ou la maladie, ou encore un stupide accident de cheval ? La pierre se tait sur les circonstances précises de la mort de l’amant.
Tout va tellement vite : on a placé l’homme sur un bûcher, et lorsque la braise s’est éteinte, Cléobule a recueilli la cendre, avec les quelques morceaux d’os calcinés qui seuls témoignent encore du fait que ce corps existait. L’amant ne participera plus aux banquets, il n’atteindra plus l’ivresse libératrice. Alors une dernière fois, Cléobule la lui offre, cette griserie, en mêlant le vin à la cendre, comme autrefois le sable se mêlait à l’huile de la palestre. Puis il verse le liquide dans une urne, qui sera placée sous terre. Ainsi le défunt rejoindra le monde d’Hadès, pourvu de la meilleure des recommandations, une offrande d’Éros à Hadès.
Afin de conserver le souvenir du disparu, Cléobule fait ériger une stèle de marbre. Désormais, la voix qui s’est tue à jamais répétera pour l’éternité le même message à Cléobule. Chaque fois qu’un passant s’arrêtera devant la tombe, il prêtera son souffle de vie au défunt pour redire encore une fois son amour pour le garçon.
« Si je meurs, Cléobule – car tandis que je gis, ce qui subsiste de moi dans la cendre reste plus que jamais livré au feu des jeunes garçons – je t’en supplie, enivre-moi de vin pur, avant de me déposer sous terre. Puis inscris sur mon urne : ‘Don d’Éros à Hadès’. » (voir Anthologie palatine 12.74).
Cette brève épigramme a été transmise par l’Anthologie Palatine, une vaste compilation d’épigrammes grecques de toutes les périodes de l’Antiquité. Le poème est attribué à Méléagre, actif entre le IIe et le Ier s. av. J.-C.
[Tiré de A. Kolde, D. Nelis, P. Schubert (éd.), Orphée au Colisée et le mystère du chant de la cigale. Choix d’épigrammes grecques et latines (Genève 2008)]
[Image : le jeune homme de Marathon, attribué à Praxitèle. Musée National d’Athènes]