Désespoir de la poétesse Sappho pour son frère dépensier

Sappho2NBUn nouveau fragment d’un chant de Sappho a été redécouvert en 2014. La poétesse de Lesbos y révèle son souci pour son frère Charaxos, qui a gaspillé sa fortune pour une courtisane.

L’affaire ressemble à une enquête policière. Avant 2014, on connaissait déjà le témoignage de l’historien Hérodote : celui-ci parlait d’une certaine Rhodopis, une courtisane affranchie en Égypte par un homme de la cité de Mytilène, sur l’île de Lesbos.

« Rhodopis se rendit en Égypte en compagnie du Samien Xanthès. Venue pour y exercer son métier, elle fut affranchie pour un prix considérable par un homme de Mytilène, Charaxos fils de Skamandronymos et frère de la poétesse Sappho. Ainsi libérée, Rhodopis resta en Égypte où ses charmes considérables lui permirent d’accumuler une grande fortune (…). Quant à Charaxos, qui avait affranchi Rhodopis, il rentra à Mytilène, où Sappho lui adressa de vifs reproches dans une chanson. » (voir Hérodote 2.135).

Cette chanson n’a malheureusement pas été transmise à la postérité ; d’ailleurs, tout ce que nous possédons de Sappho est le fruit du hasard, puisque ses chants n’ont pas été conservés par les copistes de la période byzantine. Toutefois, en 1910, un papyrus grec provenant de la ville égyptienne d’Oxyrhynque nous a restitué ce qui pourrait bien être un morceau du chant mentionné par Hérodote. Dans une forme caractéristique de Sappho (dialecte et rythme typique de la région de Lesbos), une personne dit son souci pour un frère qui semble avoir commis des erreurs. Ce fragment a été complété par un second morceau de papyrus en 1951.

« Cypris et vous les Néréïdes, accordez-moi que mon frère arrive ici sain et sauf, et que tout ce qu’il désire en son cœur se réalise, et qu’il soit délivré de toutes ses erreurs passées, qu’il soit une joie pour ses amis et un fléau pour ses ennemis, et que personne ne soit plus une peine pour nous ! » (voir Papyrus d’Oxyrhynque I 7 + XXI 2289)

L’affaire se précise quelque peu avec la publication d’un autre papyrus d’Oxyrhynque en 1922, où un commentateur anonyme fait le point sur la famille de Sappho :

« Sappho était originaire de Lesbos, de la cité de Mitylène. Son père s’appelait Skamandros, ou Skamandronymos selon certains. Elle eut trois frères, Érigyios, Larichos et l’aîné Charaxos. Ce dernier fit voile vers l’Égypte, fréquenta une certaine Doricha et dépensa une fortune pour elle. » (voir Papyrus d’Oxyrhynque XV 1800)

Que la belle s’appelle Doricha sur ce papyrus, ou Rhodopis selon Hérodote, importe peu : on aura reconnu un écho de l’histoire du frère dépensier, cause des soucis de sa sœur Sappho.

L’enquête connaît un dernier rebondissement avec la publication, en 2014, d’un fragment d’une certaine ampleur où les spécialistes ont immédiatement reconnu la chanson de Sappho dont nous parlait déjà Hérodote.

« Or si tu répétais à nouveau : ‘Charaxos est arrivé, avec un navire chargé !’, cela, il me semble que c’est Zeus qui le sait, lui et tous les dieux ; mais toi, il ne faut pas que tu y songes,

mais envoie-moi et enjoins-moi de faire de nombreuses supplications à la reine Héra pour que Charaxos ramène son navire entier ici,

et qu’il nous retrouve sains et saufs. Pour tout le reste, laissons-le entre les mains des dieux : car l’accalmie se produit soudain après de grandes tempêtes.

Ceux auxquels le roi de l’Olympe veut bien envoyer une divinité pour apporter un secours dans les difficultés, ceux-là deviennent heureux et fortunés.

Quant à nous, si seulement Larichos levait la tête et devenait alors un homme, nous serions aussitôt délivrés de nombreux soucis. »

[voir D. Obbink, « Two New Poems by Sappho », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 189 (2014) 32-49]

Sappho espère le retour de son frère Charaxos et de son navire, chargé de marchandises. L’affaire repose cependant entre les mains des dieux. Mais on voit que les soucis de Sappho ne s’arrêtent pas à Charaxos : l’autre frère, Larichos, semble avoir de la peine à grandir. De nombreuses grandes sœurs, affligées de petits frères incontrôlables, reconnaîtront une situation familière encore aujourd’hui.

Le papyrus, dont le texte a été copié au IIIe s. ap. J.-C., est en mains privées. Il reste entouré de mystère car on n’en connaît pas le propriétaire, et l’on ignore comment il est sorti d’Égypte. Certains esprits critiques trouveront par ailleurs que la coïncidence est presque trop belle pour être vraie : après qu’Hérodote nous a fait languir pendant plus de deux mille ans en signalant l’existence d’un chant, voici qu’une trouvaille fortuite, d’origine inconnue, nous livrerait la pièce manquante qui s’ajuste parfaitement dans le puzzle constitué par les autres pièces du dossier. Le nouveau papyrus de Sappho, témoignage exceptionnel récupéré après deux millénaires et demi d’oubli, ou fabrication d’un faussaire particulièrement habile ? Les spécialistes de la littérature grecque ont encore du travail devant eux pour résoudre l’énigme.

[Image : Sappho par Léon Pérault (1891) ; http://commons.wikimedia.org ]

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