La guerre du Péloponnèse a embrasé les cités grecques avec une violence inouïe. L’historien Thucydide décrit un processus qui aboutit à un effondrement des valeurs humaines.
Entre 431 et 404 av. J.-C., la Grèce a connu une guerre qui a opposé d’une part Athènes et ses alliés de la Mer Égée, et d’autre part Sparte, Corinthe et leurs alliés dans le Péloponnèse. L’historien Thucydide relate le processus qui, progressivement, conduit à un effondrement des valeurs qui unissaient les Grecs dans le sentiment d’une appartenance commune. Il n’existait pas de droit de la guerre au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais on s’entendait néanmoins sur des principes généraux et sur des limites que personne ne dépassait. On ne dépouillait pas les victimes tombées au combat et, après une bataille, on permettait aux vaincus de ramasser leurs morts ; ceux qui se réfugiaient en suppliants sur l’autel d’une divinité étaient respectés ; on ne souillait pas les sanctuaires avec des morts ; et l’on ne faisait pas couler le sang de sa propre famille.
Un enchaînement de situation toujours plus tendues mène cependant les cités grecques à appliquer des usages toujours plus inflexibles dans la conduite des hostilités. Dans une étape ultime de ce développement, les habitants de Corcyre (l’actuelle île de Corfou, au nord-ouest de la Grèce) en viennent à se battre entre eux : une faction démocrate s’oppose à un parti oligarchique. Thucydide en vient à décrire les horreurs commises dans ce contexte.
« Les Corcyréens se livrèrent au massacre de ceux des leurs qu’ils identifiaient comme leurs ennemis, sous prétexte que ceux-ci voulaient détruire les institutions ; mais certains y perdirent la vie à cause d’inimitiés personnelles, et d’autres parce qu’ils devaient de l’argent à des créanciers. Il se produisit toutes sortes de meurtres, non seulement ceux que l’on observe habituellement dans de telles situations, mais aussi des actes exceptionnels et bien pires. Ainsi, un père tuait son fils, on arrachait les suppliants des sanctuaires et on les tuait à la sortie. Il y eut même des gens que l’on mura dans le sanctuaire de Dionysos pour les y laisser mourir. »
[voir Thucydide 3.81.4-5]
Constatant ce qui s’est passé à Corcyre, Thucydide interrompt son récit pour décrire l’état de bassesse où sont tombés les Grecs, et cela dans toutes les cités.
« Les cités s’étaient embrasées. Ceux qui entrèrent tard dans ce processus, apprenant ce qui s’était déjà fait, poussaient les excès bien plus loin par le raffinement de leurs innovations, à la fois par le développement de nouvelles techniques et par le caractère inouï des représailles. Pour justifier certains actes, on en vint à changer le sens des mots : une témérité irrationnelle passa pour de la bravoure empreinte de solidarité, une attente prudente fut considérée comme une lâcheté soumise aux convenances, et la modération fut prise pour de la mollesse déguisée. (…) Les liens de parenté cédèrent le pas aux rapports entre camarades de parti, parce que ceux-ci étaient plus facilement disposés à oser agir sans délibérer. De telles associations ne reposaient pas sur l’application des lois en vigueur, mais visaient à satisfaire les appétits de leurs membres. La confiance entre eux n’était pas régie par des lois fixées par les dieux, mais plutôt par le désir d’agir ensemble hors des lois. (…) »
[voir Thucydide 3.82.3-7]
L’ironie de cette description réside dans le fait que Thucydide, fondateur de l’historiographie moderne, était convaincu que les leçons du passé devaient servir à comprendre le présent, puis à préparer l’avenir. Ceux qui nous gouvernent, aussi bien en Europe et en Amérique que dans des pays en guerre, en Ukraine, en Syrie, au Yémen, en Irak ou encore en Israël, seraient bien inspirés de relire Thucydide.
[Adaptation d’une image de crânes de victimes des Khmer Rouges au Cambodge. Source : istolethetv from Hong Kong, China / wiki commons http://commons.wikimedia.org ]