Une reine d’Éthiopie, noire de peau, met au monde une fille blanche. Pour éviter que son époux – noir lui aussi – ne soupçonne un adultère, la reine abandonne l’enfant. Or la femme était fidèle ; mais c’est par le contact visuel qu’elle aurait conçu une fille blanche.
Cette histoire bizarre ne sera jamais confirmée par un gynécologue ou un généticien. Et pour cause : elle provient d’un roman grec du IVe s. ap. J.‑C. ; loin de constituer un phénomène médical avéré, elle trahit plutôt une idée erronée de la reproduction humaine reposant sur des a priori relatifs à la couleur de la peau.
Héliodore d’Émèse a rédigé les Aventures de Théagène et Chariclée, un roman dont la protagoniste, Chariclée, vit un étonnant voyage. Abandonnée à sa naissance, elle est recueillie par un prêtre égyptien qui prend soin d’elle jusqu’à ce qu’elle devienne une superbe adolescente. Le prêtre l’emmène à Delphes, en Grèce : là, sa beauté et la clarté de son teint suscitent l’admiration de tous. Lors d’une fête, elle rencontre un jeune Grec, Théagène : c’est le coup de foudre immédiat entre les deux jouvenceaux. Ils quittent la Grèce pour remonter la vallée du Nil. Au terme de nombreuses péripéties, ils atteignent l’Éthiopie, dont la jeune fille ignore qu’il s’agit de sa patrie. En effet, sa peau blanche ne dit rien de ses origines éthiopiennes.
Que s’est-il donc passé ? Comment une jeune fille d’origine éthiopienne pourrait-elle être blanche de peau ? Une lettre laissée par la mère de Chariclée va nous livrer la clé de l’énigme. En prenant connaissance de cette lettre, la jeune fille découvre les vraies circonstances de sa naissance.
« Notre famille compte parmi ses ancêtres des dieux, le Soleil et Dionysos ; et aussi des héros, Persée, Andromède et Memnon. Ceux qui, à l’époque, ont construit le palais royal l’ont décoré de tableaux représentant ces ancêtres. Ils y ont peint des images des exploits de ces personnages, placées dans les salles accessibles aux hommes et dans les galeries ; mais la chambre à coucher a été ornée d’une image des amours d’Andromède et Persée. C’est là qu’un jour nous nous trouvions, mon époux Hydaspe et moi. Cela faisait dix ans que nous étions mariés, et nous n’avions pas encore eu d’enfants. C’était midi, tout était tranquille ; nous faisions la sieste sous l’effet de la chaleur de l’été, et voici que ton père m’a fait l’amour. Il m’a juré qu’il en avait reçu l’ordre par un rêve, et je me suis immédiatement rendu compte que j’étais tombée enceinte.
Jusqu’au moment de l’accouchement, on fit des célébrations publiques et des sacrifices d’actions de grâce pour les dieux : le roi espérait en effet un héritier de son sang. Mais voici que je te mis au monde blanche ; ta peau n’avait pas la couleur des gens de l’Éthiopie. Pour moi, la cause était bien connue. Tandis que mon époux me faisait l’amour, je fixais le tableau représentant Andromède complètement nue, dans la scène où Persée la faisait descendre de son rocher. Pour notre malheur, le germe avait pris un aspect semblable à Andromède.
Je décidai de me soustraire à une mort honteuse. Il était en effet certain que l’on attribuerait la couleur de ta peau à un adultère. Personne ne me croirait si je racontais ce qui m’était arrivé. Il me parut préférable de t’exposer à un hasard incertain plutôt qu’à une mort assurée ou à un soupçon de bâtardise. »
[voir Héliodore, Éthiopiques 4.8.3-6]
Ce serait donc par le simple contact visuel pendant une relation sexuelle qu’un couple noir aurait conçu une fille blanche. Le tableau représentant la blanche Andromède aurait suffi à modifier la semence. Ce phénomène étrange ne semble pas confirmé par nos connaissances médicales actuelles, mais le plus important se situe ailleurs. Pour un auteur s’adressant à un public grec, la blancheur de Chariclée constitue une caractéristique qui la rapproche des Grecs. Les rois d’Éthiopie sont en quelque sorte hellénisés par le fait que, parmi les ancêtres, ils compteraient des dieux et des héros grecs. La Barbare se révèle donc être en fait partiellement grecque ; la blancheur de sa peau ne vient que confirmer ses origines. Dans l’Antiquité, les Grecs ont affiché un intérêt marqué pour les peuples lointains, mais ont aussi fréquemment cherché à les intégrer dans leur propre environnement en liant leurs origines à la Grèce. La blancheur de la belle Chariclée n’est qu’une manifestation de cette tendance.
J’ai aimé ce passage pour son originalité, comme je n’avais encore rien lu de tel. Mais dans notre culture, nous avons une médecine avancée et de ce point de vue, le texte d’Héliodore pourrait passer pour inconcevable de naïveté: une croyance dépassée… Nous avons l’habitude aussi de chercher la rationalité un peu partout et vous donnez une explication rationnelle de ce passage. J’en aurais une autre, puisque je m’étais demandé si Chariclée n’était pas l’enfant albinos de parents éthiopiens. De nos jours encore, l’albinisme en Afrique est source de problèmes, paraît-il, et il vaut mieux pour l’enfant africain albinos qu’il aille vivre ailleurs, comme Chariclée.
De plus, encore de nos jours dans nos pays européens, des croyances entourent les « envies » de la femme enceinte. Par exemple, on dit, mais plutôt avec le sourire, que si quelqu’un a une tache brune sur la peau, c’est que la maman enceinte avait une forte envie de café. Ou bien, si la tache est un angiome rouge foncé, on dit que la maman avait envie de vin ou de fraises. Le nom courant de l’angiome est d’ailleurs « envie ». L’envie, le désir de la maman, se calque donc sur la peau du bébé pour devenir une « tache de vin ». Pour Persinna, la mère de Chariclée, je me suis imaginé qu’il s’agissait du même genre de phénomène. Non pas une « envie » d’un aliment, mais c’est du même ordre: la concentration de la future maman sur un objet (ici, le tableau avec la blanche Andromède), se transpose sur la peau de l’enfant. D’ailleurs, Chariclée a aussi au tache au bras: la tache est d’un noir d’ébène sur son bras blanc, ce qui « prouve » qu’elle est quand même bien éthiopienne.
Et puis merci pour votre blog que je viens de découvrir.
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