L’UDC a trouvé une nouvelle cible pour se profiler auprès de la population suisse : elle s’attaque aux chercheurs dont elle estime qu’ils ne servent pas les intérêts de l’économie, en particulier dans les sciences humaines et sociales. Une recette vieille de deux millénaires et demi : Socrate a subi le même sort sous le calame d’Aristophane.
L’Union Démocratique du Centre (UDC, parti de la droite populiste suisse) s’en prend aux esprits curieux. Dans le journal Blick, auquel fait écho la Zentralschweiz am Sonntag, M. Adrian Amstutz déclare que « l’on forme bien trop de psychologues, d’ethnologues, de sociologues, d’historiens et de spécialistes des sciences culturelles. » Par le biais d’une interpellation parlementaire, il enjoint donc au Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) de diminuer son soutien aux sciences humaines et sociales, pour reporter l’effort vers les sciences naturelles et les recherches menées par des ingénieurs. Pour enfoncer le clou, il affirme encore : « Au lieu de confier des mandats coûtant des millions pour étudier l’histoire d’une usine de sous-vêtements, le FNS devrait soutenir la recherche pour des produits adaptés au marché. »
Le sarcasme et l’ironie ont été utilisés de tous temps contre les personnes qui pensent au-delà des besoins immédiats du marché. En 423 av. J.‑C., Socrate subit les attaques du poète comique Aristophane dans une pièce intitulée Les Nuées : Aristophane voit en Socrate un penseur déconnecté de la réalité, incapable de garder les pieds sur terre. Une génération plus tard, le même Socrate est condamné à mort par le peuple athénien pour avoir introduit dans la cité des idées qui s’écartent de l’opinion commune.
La scène que voici nous montre l’arrivée du protagoniste de la comédie, Strepsiade, dans la prétendue école de Socrate. Le maître est occupé à penser.
– Strepsiade : Allons donc, qui est cet homme suspendu dans un panier ?
– Un élève : C’est lui !
– Strepsiade : Qui, ‘lui’ ?
– L’élève : Socrate !
– Strepsiade : Hé, Socrate ! Toi, là, appelle-le moi d’une voix forte !
– L’élève : Appelle-le donc toi-même. Je n’ai pas le temps.
– Strepsiade : Hé, Socrate ! Mon petit Socratounet !
– Socrate : Qui es-tu pour m’appeler, toi dont l’existence se limite à un jour ?
– Strepsiade : Dis-moi d’abord ce que tu fais, s’il te plaît.
– Socrate : Je circule dans les airs et je médite sur le soleil.
– Strepsiade : Tu veux dire que tu regardes d’en haut les dieux depuis ton panier, mais non depuis le sol, n’est-ce pas ?
– Socrate : C’est que je n’aurais jamais compris comment fonctionnent les phénomènes célestes si je n’avais pas suspendu dans les airs ma pensée et mes réflexions, en mélangeant ces dernières à de l’air tout aussi subtil. Si j’observais depuis le sol ce qui se trouve en haut, je n’aurais jamais fait la moindre découverte. Or il se trouve que la terre attire de force vers elle la sève des réflexions. C’est exactement ce qui se passe avec le cresson.
– Strepsiade : Que dis-tu ? Les réflexions attirent la sève vers le cresson ? Allez, descends donc vers moi, mon petit Socratounet, et enseigne-moi ce pour quoi je suis venu.
– Socrate : Pourquoi es-tu venu ?
– Strepsiade : Je veux apprendre à discourir. Je suis pressé par les taux d’intérêt et par des créanciers très désagréables, on me bouscule, on saisit mes biens.
[voir Aristophane, Nuées 218-241]
L’école à penser de Socrate serait donc un lieu où l’on se livre à des spéculations inutiles sur le ciel ; on y apprendrait aussi à parler, et Strepsiade espère ainsi pouvoir échapper à ses créanciers par de belles paroles. La pensée qui a contribué à faire d’Athènes la cité la plus florissante de son époque est ici tournée en dérision. Socrate n’a peut-être pas contribué à l’élaboration d’un produit commercial ; cependant ses réflexions ont fourni un terreau dans lequel ont prospéré non seulement les sociétés antiques, mais aussi la Suisse d’aujourd’hui.
Ironie du sort, au moment même où M. Amstutz s’en prenait à la recherche scientifique et à la curiosité intellectuelle, une jeune élève du Collège de Genève passait ses examens de maturité et lisait, dans la langue originale, le passage d’Aristophane que l’on vient de voir. Le rire de cette collégienne exprimait à la fois la joie, la surprise et l’émerveillement que seuls des esprits curieux peuvent ressentir. Gageons que c’est à elle qu’appartient l’avenir, et non aux têtes grises de l’UDC.
[image: Socrate dans son panier. Image tirée des Emblemata et aliquot nummis antiqui operis, cum emendatione et auctario copioso ipsius autoris de Joannes Sambucus, 1564]
Nous avons une civilisation beaucoup plus « romaine » que « grecque », dans la mesure où l’on fait porter les efforts et le travail de préférence sur la production technique et non sur l’esthétique ou la discussion d’idées. C’est un choix de société, qui est appréciable parfois: par exemple, je ne me passerais pas facilement de mon lave-linge ou de mon lave-vaisselle, l’alternative étant que, sans ces appareils, c’est certainement moi qui ferais à la main tout ce travail de nettoyage. Ceci dit, la recherche de produits à vendre va parfois trop loin, en effet, et on voit des téléphones portables que le marché nous fait considérer comme périmés au bout de dix-huit mois, nous poussant à un gaspillage auquel il n’est pas toujours facile de résister.
Ayant choisi d’appprofondir le grec, j’ai aussi été confrontée à la question de l’utilité: « A quoi ça sert? », question qui se pose maintenant même pour le latin. Malgré un argumentaire développé (cf. par exemple » Warum Latein? Zehn gute Gründe » de Friedrich Maier), j’ai eu l’impression que les arguments ne portaient pas, parfois même à l’intérieur du monde académique et non pas seulement à l’UDC. A la suite de quoi, j’ai décidé de continuer à « faire du grec », sans trop m’occuper de l’utilité de la chose, puisque la question est mal posée.
Pour Aristophane, cela m’étonne qu’il soit cause de la mort de Socrate, avec une pièce écrite 25 ans auparavant. De plus, Aristophane étant lui-même un artiste, il serait le premier à subir des préjudices de la part d’un régime totalitaire, tyrannique. Ainsi, en critiquant un intellectuel, Socrate, il se lance à lui-même un « autogoal », comme on dit en Romandie. En effet, les régimes dictatoriaux sont les moins prêts à accepter l’humour qui va à leur encontre.
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Merci pour vos remarques pleines de bon sens. Nous apprécions tous de disposer d’un frigo qui fonctionne, et à un prix abordable; mais des frigos fiables et bon marché ne suffisent pas au bonheur d’une société. Dans le domaine de la recherche, financée par les contribuables suisses, il faut trouver un juste équilibre entre des investigations qui mènent à la commercialisation et des recherches plus fondamentales, dont le profit immédiat ne saute pas aux yeux. C’est ce qui semble avoir échappé tant à l’UDC qu’à Aristophane.
Concernant les Nuées d’Aristophane, vous avez raison de rappeler qu’il est peu vraisemblable que cette pièce, composée en 423, ait à elle seule provoqué la mort de Socrate en 399. Aussi bien le Socrate d’Aristophane que celui de Platon (et Xénophon) résultent d’une construction. Platon, dans l’Apologie, défend la thèse selon laquelle les Athéniens auraient fait un procès à Socrate sur la base d’une comédie, qui plus est une comédie vieille d’une génération. Autrement dit, les adultes qui ont condamné Socrate en 399 étaient pour la plupart des enfants en 423. Malléables, ils auraient auraient subi la mauvaise influence d’un poète. Il ne s’agit pas là de la véritable raison de la condamnation de Socrate, mais on ne sera pas étonné que Platon ait suivi cette voie: dans la République, il affiche une méfiance viscérale vis-à-vis des poètes et de l’influence néfaste qu’ils exercent sur les jeunes sujets de sa cité idéale.
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