Hésiode, un portefeuille d’actifs et le mythe de la vraie vie

barclays_nbLa vraie vie consiste-t-elle en un compte en banque bien garni ? Et l’argent travaille-t-il tout seul ? Ces questions, le poète Hésiode se les posait déjà.

Dans un quotidien respecté, une banque non moins respectable a publié récemment une annonce en pleine page comportant l’affirmation suivante : « Voici à quoi ressemble un portefeuille d’actifs diversifiés dans la vraie vie. » Le lecteur est alors invité à contempler l’image d’une famille, sur trois générations, savourant un sympathique souper méditerranéen dans une splendide propriété surplombant la mer. La grand-mère joue de la guitare pour son petit-fils, tout le monde semble très content, le rouge coule à flot et la lumière est magnifique. Un moment d’harmonie ; on voudrait en être.

La vraie vie ? Peut-être pour les 1% de la population mondiale qui vont prochainement posséder à eux seuls plus que tous les autres habitants de la Terre réunis.

Pour le poète Hésiode, toutefois, la vraie vie passait par une obligation incontournable : le travail. Au tournant du VIIIe au VIIe siècle av. J.-C., l’auteur d’un poème intitulé Les Travaux et les Jours se penche sur la condition humaine. Celle-ci se définit d’abord par le fait que nous ne sommes pas des dieux : alors que les dieux jouissent de l’immortalité, les hommes doivent suer tous les jours pour assurer leur subsistance. Cette différence serait le fait de Zeus, le roi des dieux :

« Les dieux détiennent les moyens de subsistance qu’ils ont cachés aux hommes. Sinon, tu travaillerais un seul jour et tu posséderais assez pour passer le reste de l’année sans travailler. Tu pourrais rapidement suspendre le gouvernail de ton navire au-dessus de ta cheminée ; et tu arrêterais de faire travailler tes bœufs et tes mules endurantes. Or c’est Zeus qui, dans sa colère, a caché ces moyens de subsistance parce que Prométhée le rusé l’avait trompé. Ce jour, il a imaginé pour les hommes de pénibles soucis, et en particulier il leur a caché le feu. En retour, le brave fils de Japet [Prométhée] l’a volé à Zeus l’avisé et l’a rendu aux hommes, après l’avoir caché au creux d’une férule pour que Zeus – qui prend plaisir à lancer la foudre – ne s’en aperçoive pas. »

[voir Hésiode, Les Travaux et les Jours 42-52]

D’après Hésiode, les hommes auraient pu vivre sans travailler ; mais Zeus en a décidé autrement. Il leur cache l’usage du feu, qui leur faciliterait trop les choses. Cependant Prométhée, un dieu qui veut le bien des hommes, trouve moyen de prendre le feu en le cachant dans une férule, c’est-à-dire une longue tige creuse où la braise peut se consumer lentement sans qu’on la voie. Les hommes ont ainsi obtenu un bienfait qui les avantage ; la vie devient facile.

PandoraNBZeus imagine alors un nouvel obstacle : ce sera Pandore, la première femme, qui va apporter à l’homme une vie pleine de soucis. Pandore soulève en effet le couvercle de la célèbre jarre (plus tard, on parlera de la ‘boîte’ de Pandore), déversant ainsi à la surface de la terre les peines et les soucis.

« Auparavant, la race humaine vivait sur terre à l’abri des maux, du travail pénible et des maladies cruelles qui provoquent la mort de l’homme. Or la femme, soulevant de ses mains le grand couvercle de la jarre, répandit les maux et causa des soucis douloureux pour les hommes. Seul resta, au fond de son récipient incassable, l’espoir ; il ne passa pas le rebord de la jarre et ne franchit pas les portes de la maison car Pandore avait remis en place le couvercle de la jarre par la volonté de Zeus, celui qui porte l’égide et rassemble les nuages. »

[voir Hésiode, Les Travaux et les Jours 90-99]

Des générations de savants se sont demandé comment expliquer le fait que l’espoir soit présenté comme un mal. Il ne faut pas demander à un mythe une logique cartésienne : le poète veut vraisemblablement dire que, une fois que tous les maux se sont répandus sur la terre, l’homme ne conserve que l’espoir pour y faire face. Si Hésiode présente la femme comme la cause des maux de l’homme, il faudra surtout retenir le fait que ce difficile épisode de l’histoire de l’humanité serait provoqué par la volonté des dieux. La vraie vie, c’est celle où nous devons travailler tous les jours tout en sachant que nous finissons tous par en mourir. Mais Zeus nous a laissé une qualité essentielle pour affronter nos épreuves : l’espoir.

Pour illustrer cette contradiction inhérente à la condition humaine, le poète a recouru à un discours imagé, un mythe. Chaque époque a ses mythes ; au XXIe siècle, nous avons celui de l’argent qui travaille tout seul.

[image : F.S. Church, Opened up a Pandora’s box ]

4 réflexions sur “Hésiode, un portefeuille d’actifs et le mythe de la vraie vie

  1. Le but de la publicité est de créer des confusions de sentiments afin de promouvoir des produits et donc ici, il s’agit de donner l’impression que le bonheur est lié à l’argent. Cela peut séduire des gens vivant dans la pauvreté ou la misère, qui se disent que s’ils avaient un portefeuille bien rempli, tous leurs problèmes seraient résolus, ce qui est en partie vrai dans ce cas de pauvreté, mais ce qui est aussi une illusion. Car à partir d’un certain degré d’aisance matérielle, quand les besoins premiers sont satisfaits, le bonheur lié à l’argent sature et n’augmente pas.
    En fait, on peut passer d’excellents moments en famille ou avec des amis, presque comme sur la photo, mais sans beaucoup d’argent: il suffit pour cela d’être dans la nature par une belle journée, avec de simples salades et encore plus avec le désir de se rencontrer, de se donner des nouvelles. Naturellement, il faut aussi que les caractères des personnes présentes ne soient pas trop opposés et ceci, à notre époque, n’est pas facile en raison de l’individualisme et des attentes élevées des uns et des autres. En tout cas, il n’est pas nécessaire, pour passer un bon moment en société, de faire partie de ce 1% des plus riches, ce qui voudrait dire qu’un simple dimanche de détente est inaccessible à 99% de la population. Ce que je ne crois pas.
    Par ailleurs, je suis une fan de Prométhée et je trouve admirable qu’il se soit donné tout ce mal pour les hommes, en refusant qu’ils vivent sans le feu, sans lequel on ne peut vivre que comme des bêtes. Nous les humains n’avons pas suffisamment d’appuis tels que Prométhée. A mon avis, Zeus a bien mérité que Lucien se moque de lui dans quelques écrits.
    Pour Pandore, il est certes ennuyeux que ce soit une femme qui ait répandu tous ces maux sur la Terre sauf l’espoir, mais en raison de l’égalité entre hommes et femmes, cela aurait pu aussi bien être un homme qui aurait pu faire cette bêtise. Et ainsi, homme ou femme, cela revient un peu au même: on n’a pas besoin de se fixer sur le fait que Pandore est une femme.
    Enfin, personne, dans mon entourage, ne parlant jamais d’argent qui travaille tout seul, je ne crois donc pas qu’en général, au XXIème siècle, nous avons le mythe de l’argent qui travaille tout seul. Naturellement, ces croyances doivent exister ici ou là et le danger est qu’elles nous mènent à des krachs boursiers dont nous devons subir les conséquences, quand l’argent et le pouvoir sont liés.

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    • Merci pour votre réaction !
      Je suis heureux d’apprendre que, dans votre entourage, le mythe de l’argent qui travaille tout seul n’existe pas. Vous ne faites manifestement pas partie des 1% que j’ai signalés dans l’article. Il me semble néanmoins que, lorsqu’on a accumulé un patrimoine considérable, il se pose une double question: a) comment en profiter sans entamer le capital? b) comment faire en sorte que ses enfants et ses petits-enfants puissent aussi jouir des mêmes conditions? C’est là où un banquier va proposer à ses clients fortunés de faire travailler l’argent. Et bien sûr, le travail sera laissé entre d’autres gens qui ne toucheront pas le fruit de leur travail. Hésiode, bien avant nous, avait vu la difficulté: son poème, Les Travaux et les Jours, est une exhortation adressée à son frère Persès pour qu’il retrousse ses manches et se mette au boulot. La question fondamentale reste cependant: pourquoi devons-nous travailler?

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      • En effet, je ne suis pas dans la situation de me poser les questions ni a) ni b). Je ne le serai jamais et je fais partie d’un pourcentage élevé et non déshonorant de gens qui doivent travailler pour gagner leur vie. C’est avec grande satisfaction que j’échappe à la misère et même à la pauvreté et j’ai conscience que c’est une chance qui n’est pas donnée à toute la population de la Terre, même en travaillant (working poors) et du reste à condition de trouver du travail. Par ailleurs, je n’aimerais pas être dans la situation d’avoir à me poser la question b) que je ne trouve pas saine pour les enfants et les petits-enfants. Si j’étais quand même dans cette situation, je préfèrerais y répondre à l’aide de la fable d’Esope « le laboureur et ses enfants » dans laquelle le laboureur incite indirectement ses enfants non pas à profiter simplement de leur héritage sans rien faire, mais à prendre au contraire une part active à la prospérité de cette vigne héritée, en y travaillant.

        Mais je n’ai pas de réponse à la question fondamentale de savoir pourquoi nous devons travailler, au sens religieux ou métaphysique. D’une part, nous devons satisfaire nos besoins primaires (nourriture, logement, vêtements etc.) et travailler pour gagner notre vie. Dautre part, dès que cela est acquis, nous disposons aussi d’énergie donnée par la vie pour agir et nous aimons, en général, dépenser cette énergie à quelque chose de constructif.

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