Les Grecs à la croisée des chemins

heracles_crossroads_nbLe « non » des Grecs au programme d’austérité dicté par l’Union Européenne rappelle le récit sur Héraclès à la croisée des chemins. Mais tout n’est pas si simple…

En votant clairement pour le « non », les Grecs ont dit non à l’austérité, non au diktat de l’Union Européenne, non au remboursement d’une dette qu’ils estiment déraisonnable, non à une perte de leur dignité. Les partisans de la rigueur budgétaire rétorqueront que la fête est terminée et que les Grecs doivent enfin faire face à plusieurs décennies pendant lesquelles ils ont vécu au-dessus de leurs moyens. En définitive, le constat est clair : avec un oui ou un non, nos amis Grecs peuvent s’attendre à vivre des années très dures.

On a fréquemment entendu dire, au cours des derniers jours, que les Grecs se trouvent à la croisée des chemins.

Il serait opportun de rappeler la référence implicite : vers la fin du Ve siècle av. J.-C., un intellectuel installé à Athènes, Prodicos de Céos, aurait décrit de manière imagée un choix qui nous concerne tous, celui entre le vice et la vertu. Pour illustrer le dilemme, il a représenté le héros Héraclès arrivé à la croisée de deux chemins ; ou plus précisément, le chemin d’Héraclès se divise en deux, comme un Y. Ce récit nous a été transmis quelques décennies plus tard par Xénophon.

« Le sage Prodicos, dans son traité consacré à Héraclès (celui-là même dont on a fait lecture devant un large public) s’exprime pareillement sur la vertu. Voici plus ou moins ce qu’il dit, dans la mesure de mes souvenirs.

Il raconte qu’Héraclès passait de l’enfance à la maturité. C’est le moment où les jeunes gens, désormais maîtres de leurs capacités, révèlent s’ils vont se tourner vers le chemin de vie passant par la vertu, ou vers celui passant par le vice. Il s’était retiré dans un lieu tranquille en se demandant lequel des deux chemins il devrait emprunter. Or voici que lui apparurent deux femmes de grande taille. La première avait une apparence digne et libre ; son corps était orné de pureté, de ses yeux émanait la pudeur, son aspect respirait la modération et elle portait un vêtement blanc. L’autre était bien en chair, avec un air sensuel, sa peau affichait une couleur à la fois plus blanche et plus rouge que la normale, son aspect la faisait paraître plus redressée que de nature, son regard était impudent et son vêtement faisait ressortir tous ses charmes. Elle s’observait souvent, et regardait aussi si les autres l’observaient, et fréquemment elle dirigeait son regard même vers son ombre.

Comme elles se rapprochaient d’Héraclès, la première marchait à son rythme, tandis que l’autre prit les devants. Elle accourut au-devant d’Héraclès et lui dit :

‘Héraclès, je vois que tu hésites quant au chemin de vie que tu vas emprunter. Si tu me prends pour amie, je te conduirai sur le chemin le plus agréable et le plus facile. Le goût d’aucun plaisir ne te sera refusé et tu passeras ton existence sans éprouver la moindre contrariété. D’abord, tu n’auras à te préoccuper ni de guerres ni de difficultés. Il te suffira de chercher du regard soit la nourriture soit la boisson qui te ferait plaisir, ou encore ce qu’il te plairait de voir, d’entendre, de sentir ou de toucher. Tu te demanderas quels garçons te procureront le plus de jouissance, et comment retirer le plus de plaisir en couchant avec eux, tout en essayant d’obtenir tout cela sans le moindre effort. Si un jour tu hésites à l’idée de manquer de ressources pour profiter de ces choses, tu n’as pas à craindre que je te mène vers un travail qui ferait souffrir ton corps et ton âme : tu jouiras en effet du produit du travail des autres, sans t’abstenir de tout ce dont tu pourrais profiter. Car à ceux qui choisissent ma compagnie, je donne de tirer avantage de tout.’

À ces mots, Héraclès répondit : ‘Femme, comment t’appelles-tu ?’ Elle répliqua : ‘Mes amis m’appellent Félicité, mais mes ennemis me surnomment Vice.’

Sur ces entrefaites, l’autre femme s’avança et dit :

‘Héraclès, me voici aussi près de toi. Je connais ceux qui t’ont engendré, et j’ai appris comment ta nature s’est développée grâce à ton éducation. Je m’attends donc – si tu choisis de suivre ma voie – à ce que tu deviennes rapidement un ouvrier du beau et du noble, et que tu me fasses paraître encore plus honorée et plus illustre par tes bonnes actions. Cependant, je ne vais pas te tromper en te chantant le plaisir ; mais la réalité telle que les dieux l’ont établie, voilà ce que je vais t’exposer de manière véridique. Car rien de la bonté et la beauté véritable ne s’obtient sans peine et sans soin ; c’est le lot que les dieux ont accordé aux hommes. Si tu veux te concilier la faveur des dieux, il te faut leur rendre un culte. Si tu veux que tes amis t’apprécient, il te faut leur faire du bien. Si tu veux qu’une cité t’honore, il te faut lui être utile. Si tu attends de la Grèce tout entière qu’elle t’admire pour ta valeur, il te faut essayer de lui prodiguer tes bienfaits. Si tu veux que la terre porte des fruits en abondance, il te faut la cultiver. Si tu crois que l’on s’enrichit avec des troupeaux, il te faut prendre soin des troupeaux. Si tu brûles d’étendre ton pouvoir par la guerre, et si tu veux pouvoir libérer tes amis et nuire à tes ennemis, il te faut apprendre l’art de la guerre de la part des spécialistes et il te faut t’entraîner. Si tu veux avoir un corps puissant, il te faut l’habituer à se soumettre à ta volonté et il te faut l’exercer dans les efforts et la sueur.’ »

[voir Xénophon, Mémorables 2.1.21-28]

On pourrait s’arrêter ici et considérer que les Grecs, comme Héraclès, ont dû faire le choix entre le vice et la vertu. S’ils avaient été héroïques, ils auraient choisi la voie difficile de la vertu (budgétaire) au lieu de céder aux attraits faciles du vice (financier). Mais tout n’est pas si simple : car ce serait ignorer que, derrière le vote de la semaine passée, d’autres références implicites ont dû aussi influencer le choix des Grecs.

En 480 av. J.-C., les cités grecques ont été confrontées à une attaque massive lancée par Xerxès, roi de Perse. Celui-ci a envoyé à diverses cités de la Grèce des ambassadeurs chargés de réclamer « la terre et l’eau », c’est-à-dire un symbole tangible de soumission. Certaines cités ont accepté de livrer le tribut et se sont inclinées sans coup férir. Mais Xerxès savait d’expérience que d’autres, comme Athènes et Sparte, n’entreraient même pas en matière.

« Vers Athènes et Sparte, Xerxès n’envoya pas ses hérauts pour réclamer la terre, pour la raison suivante. Dans le passé, le roi Darius avait envoyé des ambassadeurs pour demander cela. Or les premiers avaient jeté les délégués dans le barathre [un gouffre], tandis que les seconds les avaient précipités dans un puits, en leur enjoignant d’y puiser la terre et l’eau qu’ils pourraient rapporter à leur roi. »

[voir Hérodote 7.133]

« Or l’expédition lancée par le roi de Perse était dirigée officiellement contre Athènes, mais elle menaçait bien toute la Grèce. Les Grecs étaient au courant depuis longtemps, mais ils ne réagissaient pas tous de la même manière. Les uns, qui avaient livré au Perse la terre et l’eau, étaient confiants à l’idée qu’ils ne souffriraient aucun désagrément de la part du Barbare ; les autres, qui n’avaient pas livré la terre et l’eau, vivaient dans une grande crainte car la Grèce ne comptait pas assez de navires en état de combattre et d’affronter l’envahisseur, alors même que leses gens ne voulaient pour la plupart pas entrer en guerre mais préféraient pactiser avec l’ennemi perse. »

[voir Hérodote 7.138]

On connaît la suite : les Perses pillent Athènes désertée par ses habitants, incendient ses temples et dévastent d’autres cités également. Cela n’empêche toutefois pas les Athéniens d’infliger à la flotte perse une cuisante défaite vers l’île de Salamine, près d’Athènes ; et l’année suivante, une coalition de cités grecques finit le travail en remportant une victoire décisive sur les Perses à Platées, en Béotie. Contre toute attente, les Grecs ont su résister à une armée beaucoup plus puissante, ont accepté de subir des souffrances indicibles, mais l’ont finalement emporté sur l’ennemi. Cette victoire restera présente dans les esprits pendant les longs siècles de domination romaine (à partir de 168 av. J.-C.), puis ottomane (celle-ci concrétisée par la chute de Constantinople en 1453).

Ce n’est qu’en 1833 que les Grecs retrouvent enfin leur indépendance au terme d’une guerre douloureuse contre les Turcs. Désormais, ils n’accepteront plus de perdre cette liberté qui leur a tant coûté. Le « non » des urnes de la semaine passée produit un terrible écho au « non » (ochi ! OXI) des autorités grecques qui ont refusé de capituler face à l’Italie de Mussolini le 28 octobre 1940. Les Grecs parviennent ainsi à repousser les troupes italiennes. Face à l’arrivée des troupes allemandes en avril 1941, toutefois, ils ne font pas le poids. Les Allemands infligent des souffrances terribles à la population grecque : famines, déportations, exécutions sommaires, ils ne leur ont rien épargné. Les Grecs n’ont pas oublié le « jour du ochi », commémoré chaque année le 28 octobre. Le résultat du référendum de dimanche passé était, par conséquent, assez prévisible.

La charge symbolique du vote a été immense, et les références indirectes à des événements marquants de l’histoire grecque ont fortement influencé le résultat. Les Grecs, arrivés à la croisée des chemins, ont fait leur choix ; il importera de le respecter. L’adversaire qu’ils devront désormais affronter ne sera ni la Perse, ni l’Allemagne, mais eux-mêmes.

[image : Héraclès à la croisée des chemins, peintre anonyme, école de Sienne, autour de 1505. Source : wiki commons et http://www.rodon.org/art-razn?id=080219191155]

2 réflexions sur “Les Grecs à la croisée des chemins

  1. Structuralisme, poststructuralisme, narratologie nous amènent à chercher les liens explicites et implicites entre les textes, parce que rien n’est complètement original; à la limite, c’est même le « je » qui n’existe pas vraiment et « je est un autre ». Ainsi, dans mon commentaire précédent à propos du travail (des femmes), il n’était pas impossible de retrouver Xénophon, lu à travers un extrait proposé par le « Allard et Feuillâtre », un ancien manuel de grec qui était le mien lorsque j’étais élève.
    Et donc, lorsque la référence entre deux textes est explicite, le lien est facile à établir. Mais lorsque la référence est implicite, comment peut-on être sûr qu’il y a un lien? Ce lien a-t-il été conscient et voulu ou bien subconscient seulement? Ne risque-t-on pas d’établir artificiellement des parallèles? C’est une question que je me pose actuellement.
    Quoiqu’il en soit, le texte de Xénophon à propos d’Héraclès à la croisée des chemins, un chemin facile et un chemin difficile, m’a rappelé le texte de Pétrarque: « L’ascension du Mont-Ventoux ». Pétrarque ne conserve pas l’allégorie du vice et de la vertu sous forme de femmes entre lesquelles Hercule doit choisir – ce qui en fait d’ailleurs un texte particulièrement intéressant pour des adolescents -, mais les deux chemins et l’ascension sous double forme de randonnée sont bien là: une randonnée sans trop d’effort et une randonnée essoufflante et pénible, avec un choix différent pour le frère de Pétrarque et pour lui-même. Ce double chemin a certainement particulièrement marqué la chrétienté: on le trouve dans l’Evangile, avec, en plus du chemin une « porte » ou un « portail » large et la même alternative entre porte étroite et porte large, chemin étroit et chemin large (Matthieu, 7. 13-14). Peut-être aussi chez Bernanos dont les personnages sont sur le fil du rasoir, avec un choix à faire entre le Bien et le Mal et une hésitation constante; certainement chez Gide, dans « La porte étroite »…Mais aussi en italien pour le Pinocchio de Collodi: sur le chemin de l’école qui représente la vertu difficile, les tentations sont grandes de prendre un chemin plus plaisant, mais qui n’apportera pas autant, qui au contraire sera un chemin de perte faisant pousser des oreilles d’âne…
    Maintenant, je ne sais pas si le « ochi » grec de la semaine dernière est vraiment lié à des souvenirs du général Métaxas ou bien s’il provient simplement du fait de voir trop de SDF dans leur sac de couchage sur le trottoir en résultat de la crise.

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  2. Ah oui, merci pour vos remarques! Vous avez raison: lorsque l’on procède par analogie (notamment dans le cas d’une approche de type ‘intertextuel’), il n’est pas possible de prouver le lien: tout dépend d’un degré de plausibilité que chacun devra apprécier en fonction des arguments avancés par l’interprète.
    Dans le cas du « ochi » grec, je retiens les éléments suivants:
    – Les Grecs célèbrent chaque année, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le jour du « ochi » par lequel il se sont opposés à un envahisseur étranger l’Italie, bientôt relayée par l’Allemagne).
    – Des graffitis affichés en Grèce montraient un grand N€IN !
    – La comparaison entre Angela Merkel et l’Allemagne nazie est – hélas – explicitement faite par certains Grecs: http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2015/07/13/25002-20150713ARTFIG00066-grece-quand-angela-merkel-est-comparee-a-hitler.php
    Pour certains, ces trois éléments ne suffiront pas; pour d’autres, cela crève les yeux. Ceci dit, une telle interprétation n’est pas exclusive: de toute évidence, les sacs de couchage des SDF à Athènes auront aussi contribué à la réponse de nos amis grecs.

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