La Bourse chinoise s’effondre, avec des répercussions potentielles sur l’économie en Europe et aux États-Unis. Mais au juste, depuis quand faisons-nous du commerce avec les Chinois ?
Les Chinois apparaissent dans nos sources grecques et romaines à partir du IIe s. ap. J.-C. Les contacts n’étaient qu’indirects : n’allons pas imaginer des Chinois en train de se promener dans les rues de Rome sous l’empereur Antonin le Pieux, ni d’ailleurs des Grecs barbus visitant la cour de la dynastie Han. Les Chinois étaient connus par le témoignage d’intermédiaires, le long des voies commerciales maritimes et terrestres.
C’est du moins ce que l’on a pensé jusqu’à une découverte extraordinaire faite voici une dizaine d’années : pour un bref instant, des savants ont cru avoir trouvé la preuve de contacts commerciaux directs entre un Grec de la période hellénistique (IIe s. av. J.-C.) et les Chinois. Si cela s’était confirmé, nos contacts avec les Chinois auraient été nettement plus anciens que tout ce que l’on avait imaginé.
La petite histoire qui suit montrera que, parfois, des trouvailles importantes peuvent reposer sur un fondement fragile. Il ne s’agit bien entendu pas de jeter la pierre aux savants qui ont été victimes d’un mirage scientifique : cela aurait pu arriver à n’importe quel autre chercheur.
Voici donc l’histoire : en 2003, des savants publient le texte d’une inscription grecque trouvée à Aï Khanoum en Afghanistan, datant du IIe s. av. J.-C. Le style de l’écriture laisse peu de place au doute quant à la datation. Ce texte consiste en un poème où son auteur, Sophytos, décrit un parcours de vie peu ordinaire.
« La force irrésistible des trois Moires [le destin] a détruit depuis longtemps la riche demeure de mes ancêtres. Mais moi, Sophytos fils de Naratos, malheureusement privé déjà tout petit des moyens de subsistance qu’offraient mes parents, j’ai exercé la vertu d’Apollon qui lance ses traits au loin ainsi que celle des Muses, mêlée à la noble compétence, et c’est alors que j’ai réfléchi à la manière de relever à nouveau la maison de mes pères. Recevant d’autrui de l’argent prompt à se reproduire, je quittai mon foyer avec l’intention de ne pas revenir avant d’avoir acquis une abondance considérable de biens. »
Dans un langage plus ordinaire, le brave Sophytos a décidé d’aller chercher fortune à l’étranger. Il a emprunté de l’argent à un proche et il est parti faire du commerce. Comme la stèle a été trouvée en Afghanistan, on en conclut que c’est dans cette région qu’il s’est installé, sur les traces d’Alexandre le Grand. Or à ce point le texte présente un détail à la fois spectaculaire et trompeur. Les premiers éditeurs ont en effet lu le passage suivant : « C’est pourquoi, faisant commerce avec les Chinois dans de nombreuses cités, j’ai amassé sans honte une ample fortune. » Un tel scoop a provoqué un immense intérêt parmi les spécialistes : si cette inscription disait vrai, le Grec Sophytos aurait commercé avec les Chinois dès le IIe s. av. J.-C.
Il aura fallu la lucidité foudroyante d’un savant de renom pour que l’on se rende compte que ces Chinois étaient un mirage. Le texte grec se présentait ainsi : ep’ emporièi Siniôn « en vue du commerce avec les Chinois ». Or dans le texte de l’inscription, les mots n’étaient pas séparés par des espaces. Il était donc possible pour un éditeur de couper les mots de manière différente : ep’ emporièisin iôn : « allant faire du commerce ». Pouf ! les Chinois ont disparu !
Que s’est-il donc passé ? Comme le texte était rédigé dans une forme poétique, cette langue un peu particulière autorisait des variantes auxquelles les premiers éditeurs, plus familiers de textes historiques que poétiques, n’ont pas immédiatement songé. Il n’y a pas de quoi se moquer de ceux qui ont été victimes de ce mirage ; cela démontre avant tout la nécessité de continuer à enseigner le grec à un haut niveau dans nos universités. Une mauvaise coupe de mots peut avoir un impact énorme sur l’interprétation de nos sources historiques.
Revenons-en à Sophytos et à son inscription. Les Chinois éliminés, la suite du texte se présente ainsi :
« C’est pourquoi, allant faire du commerce dans de nombreuses cités, j’ai amassé sans honte une ample fortune. Devenu célèbre, j’ai regagné ma patrie au terme d’années innombrables, et mon apparition a procuré du plaisir à mes amis. Ma maison paternelle qui était corrompue, je l’ai à nouveau raffermie, et dans mes terres j’ai érigé une tombe pour remplacer celle qui était tombée ; de mon vivant, j’ai dressé une stèle parlante sur le chemin. C’est ainsi que j’ai accompli ces travaux suscitant l’émulation ; puissent mes fils et mes petits-fils recevoir ma maison ! »
Même sans les Chinois, ce texte reste extraordinaire : il nous apporte le témoignage d’un Grec de la période hellénistique qui est parvenu à redresser les affaires de sa famille en faisant du commerce dans des contrées lointaines. Quant à savoir depuis quand nous entretenons des contacts avec les Chinois, il faudra en rester à la position classique: IIe s. ap. J.-C.
Cette anecdote scientifique est aussi amusante, d’une manière différente des comédies et d’Aristophane. L’erreur vient quand on veut prendre ses désirs pour des réalités (ici, le souhait de remonter encore plus loin dans le temps pour la connaissance des contacts entre l’Occident et la Chine). Cela montre aussi la nécessité de travailler en groupe, puisqu’à plusieurs, on peut davantage confronter les points de vue et avoir d’autres idées.
Comment avoir un accès moins difficile au grec, si même des spécialistes font de telles erreurs parce qu’ils connaissent mieux la langue historique que la langue poétique? Pour ma part, j’ai été amenée à apprendre aussi le grec moderne pour diverses raisons. D’abord, je suis dans un environnement social et professionnel où les langues anciennes sont dévalorisées au profit des langues qu’on peut parler, ce qui est considéré comme plus « utile ». Puis, j’ai pensé que, de toute façon, le rythme rapide de succession des mots dans le cerveau, qui est indispensable pour la compréhension de l’oral et pour l’expression orale d’une langue, devrait me permettre d’automatiser des connaissances lexicales qui me serviraient aussi en lecture du grec ancien. En effet, je souhaite mieux lire des textes anciens sans passer nécessairement par une analyse grammaticale consciente (sauf en cas de difficulté). C’est ainsi que je me suis fait, entre autres, un petit lexique des mots de grec moderne qui existaient déjà en grec ancien. En outre, les techniques modernes nous permettent d’avoir à disposition constamment des occasions d’entendre du grec, c’est aussi plus pratique qu’autrefois (ex: sur http://www.dw.com, choisir parmi 30 langues « grec ») et pas cher.
J’ai conscience que les connaissances de grec moderne sont à double tranchant pour comprendre le grec ancien, puisque le sens des mots a évolué et qu’on peut parfois faire des erreurs de grec ancien à cause des évolutions sémantiques au cours des siècles, si on s’appuie trop sur le grec moderne. Mais les avantages me semblent compenser de beaucoup cet inconvénient…En tout cas, les Grecs eux-mêmes ont sur nous, francophones, anglophones, germanophones, italophones etc…une avance formidable pour lire le grec ancien. Certes, ils doivent eux aussi faire un effort pour lire la langue de leur passé, mais cet effort est bien moindre que le nôtre…Mettent-ils assez en valeur cet accès plus direct afin d’avoir une ressource pour leur pays qui en a bien besoin?
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