Qui jouit le plus : les femmes ou les hommes ?

Jupiter_and_Juno nbDévoilé récemment, le nouveau « Viagra pour les femmes » est un moyen de réveiller la libido déficiente de la moitié de l’humanité. Quant à savoir si ce sont les femmes ou les hommes qui jouissent le plus dans l’acte sexuel, le devin Tirésias connaissait déjà la réponse.

Nous voici sauvés : le nouveau « Viagra pour les femmes » devrait permettre de susciter le processus chimique par lequel les femmes recherchent l’accouplement. On sera soulagé d’apprendre que le manque de désir est une maladie qui peut – enfin – se traiter grâce à ce nouveau produit miracle : « [il] fournit aux femmes souffrant d’un faible désir sexuel une option de traitement ».

Les hommes peuvent se réjouir : adieu les « non chéri, je n’ai pas envie ce soir » ; et le coup du mal de tête se réglera avec le nouveau philtre d’amour doublé d’une bonne aspirine.

Simultanément, une étude signalée par le journal Le Temps (1er septembre 2015, p. 14, analyse rédigée par Emmanuel Garessus) tendrait à montrer que « le désir sexuel masculin est au moins deux fois supérieur à celui de la femme ».

Cette double nouvelle, appelée à bouleverser nos nuits, pose une question encore plus fondamentale : entre l’homme et la femme, qui jouit le plus ? La question a déjà taraudé les Grecs, qui rapportent un curieux récit à ce propos. Nous en possédons l’écho par celui que la tradition appelle Apollodore : auteur d’un manuel de mythologie, la Bibliothèque, il s’attarde notamment sur la figure de Tirésias.

« [Le poète] Hésiode raconte que Tirésias, ayant vu sur le mont Cyllène des serpents accouplés et les ayant blessés, devint femme. Il guetta alors l’accouplement des mêmes serpents, et il redevint homme. C’est pourquoi Héra et Zeus, qui se disputaient pour savoir qui de la femme ou de l’homme avait le plus de plaisir au cours de l’acte amoureux, l’interrogèrent. Il déclara que, s’il y a dix-neuf parts de plaisir dans l’amour, les hommes en éprouvent neuf et les femmes dix. Alors Héra l’aveugla et Zeus lui accorda le don de divination. [Voici le jugement que Tirésias prononça devant Zeus et Héra: ‘De dix parts, l’homme n’en jouit que d’une, la femme, en son cœur, en éprouve dix.’] »

[voir Apollodore, Bibliothèque 3.6.7]

Essayons d’y voir plus clair : Tirésias commence par apercevoir deux serpents accouplés. C’est parce qu’il intervient dans leur union que s’opère cette extraordinaire métamorphose qui fait de lui une femme. Désormais, Tirésias est le seul humain à avoir connu l’expérience d’être aussi bien un homme qu’une femme. Il parvient néanmoins à retrouver sa forme première lorsqu’il retrouve les serpents libidineux.

Survient alors la dispute entre Zeus et Héra, cette dernière soutenant que les hommes jouissent plus que les femmes. Tirésias, qui semble avoir profité de sa transformation provisoire pour essayer, dans la peau d’une femme, l’amour avec des hommes, est l’autorité à consulter. Il est en effet le seul à pouvoir comparer les impressions. C’est donc lui qui va arbitrer la dispute entre le roi des dieux et son épouse légitime, sa parèdre si vous préférez.

Pour compliquer les choses, les différentes sources qui nous ont transmis l’histoire présentent une divergence sur le point crucial : selon une partie de la tradition, le rapport de jouissance entre hommes et femmes serait de neuf à dix ; d’autres sources indiquent un rapport de un à dix.

Quoi qu’il en soit, le verdict de Tirésias reste le même : ce sont les femmes qui jouiraient plus que les hommes. Héra, vexée, frappe le pauvre Tirésias de cécité. Aveugle, il recevra néanmoins en compensation le don de voir ce que les hommes ne voient d’ordinaire pas. Il deviendra ainsi devin.

Zeus, incorrigible coureur de jupons, s’était-il inscrit sur le site d’Ashley Madison, où tant de maris infidèles se sont trahis ? Si tel était le cas, il aurait rejoint la masse des millions d’hommes qui espéraient tromper leur épouse avec une poignée de femmes : la proportion semble être, au mieux, d’une femme pour dix hommes. On retrouve ici la proportion des parts de jouissance de l’homme face à la femme selon Tirésias.

Il subsiste donc une certaine contradiction : si l’on en croit Tirésias, les femmes jouiraient plus que les hommes ; mais les chiffres d’utilisation d’un site pour maris infidèles suggèrent que les hommes seraient plus portés à l’adultère que leurs épouses. Si les hommes sont si volages, peuvent-ils être tellement inférieurs aux femmes pour la jouissance ? Ou alors, faudrait-il distinguer le désir et la jouissance ?

Un dernier détail: si la figure de Tirésias vous a interpellés, ne manquez pas le spectacle de l’Opéra de Lausanne: Francis Poulenc, Les mamelles de Tirésias, du 17 au 24 janvier 2016.

[image: Hendrick Goltzius (1558-1617), Jupiter et Junon]

6 réflexions sur “Qui jouit le plus : les femmes ou les hommes ?

  1. A la première lecture de votre article, je me suis tordue de rire: je pensais sans doute que le thème d’aujourd’hui n’est pas très sérieux…Je ne m’étais jamais posé la question du titre et personne dans mon environnement ne se l’est posée, en tout cas pas à ma connaissance. Comme quoi, le grec ancien fait découvrir des questions inattendues… vitales…grâce à Zeus et Héra! Dans le même ordre d’idées, Achille Tatius (fin du livre II) organise une discussion entre ses personnages sur ce qui est plus agréable pour un homme: faire l’amour avec un homme ou faire l’amour avec une femme?

    Pour ce qui est d’un Viagra féminin, je me demande pourquoi il faudrait prendre un médicament, si le désir n’est pas là: forcer la nature par la chimie me semble un mauvais chemin, étant donné que la perte du désir n’est pas une maladie, à mon avis. Ce médicament, bien américain parce qu’il veut « positiver » à tout prix, ne mènera pas à grand-chose de satisfaisant. Cela me semble même vouloir cacher la vérité et l’authenticité de la personne et il vaudrait sans doute mieux comprendre à quoi tient la disparition du désir. Mais cela signifierait accepter le désamour, accepter les effets de l’âge. C’est dur…Mais c’est aussi la chance de se tourner vers autre chose.

    Je vous remercie de votre lien vers vos enregistrements sur des mythes grecs: on peut les faire écouter dans des écoles et je m’en servirai, si j’en ai l’occasion. Je voudrais aussi signaler d’excellents enregistrements sur la Grèce ancienne, mais exprimés en grec moderne dans les archives de http://www.skaï.gr, radio grecque. Le journaliste Aris Portosalte interviewe des universitaires grecs, des archéologues ou d’autres spécialistes sur l’histoire de leur pays (ex: Sarantos Kargakos: http://www.skai.gr/1003/shows/show/?rshowid=64891, Prof. Babiniotis sur la langue grecque etc).

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  2. Merci pour vos remarques, notamment les liens vers les sites grecs.
    La littérature grecque présente souvent deux faces : même lorsque le sujet paraît trivial, vulgaire ou léger, on y trouve matière à réflexion. La manière dont nous abordons divers problèmes dans le monde d’aujourd’hui est empreinte de cette pensée ancienne qui, sans être identique à la nôtre, présente néanmoins des éléments de ressemblance frappants. Un peu comme les traits d’une grand-mère que l’on retrouve sur le visage de sa petite-fille.

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  3. Quelle magnifique histoire que celle de Tirésias qui change de sexe ! Elle illustre bien une conception que l’on retrouve souvent chez les auteurs grecs : à l’instar des héroïnes de la pièce Lysistrata d’Aristophane, les femmes sont par nature des êtres terriblement lubriques, et incapables de se contenir. Leur libido débordante doit par conséquent être rigoureusement contrôlée… et c’est ainsi que les femmes respectables se retrouvent cloîtrées à la maison. Les maris, eux, font ce qu’ils veulent (à condition de ne pas toucher aux femmes mariées). On peut songer à la célèbre phrase, attribuée (à tort) à Démosthène : « Qu’est-ce que vivre en mariage avec une femme? C’est avoir d’elle des enfants, présenter les fils à la phratrie et au dème, donner les filles en mariage en qualité de père. Nous prenons une courtisane pour nos plaisirs, une concubine pour recevoir d’elle les soins journaliers qu’exige notre santé, nous prenons une épouse pour avoir des enfants légitimes et une fidèle gardienne de tout ce que contient notre maison. » (Contre Nééra, 122 ; http://remacle.org/bloodwolf/orateurs/demosthene/neera.htm ; On pense que ce discours a été rédigé par un orateur mineur, Apollodore, IVe siècle av. J.-C.). À la même époque, Xénophon fait dire à Socrate : « « Sans doute tu ne te figures pas que c’est exclusivement pour les plaisirs de l’amour que les hommes cherchent à avoir des enfants, puisque les rues et les maisons sont pleines de moyens de se satisfaire ; mais on nous voit considérer quelles femmes nous donneront les plus beaux enfants, et c’est à celles-là que nous nous unissons pour réaliser notre espoir. » (Xénophon, Mémorables, II, 4 http://remacle.org/bloodwolf/historiens/xenophon/memorable1.htm#II)

    On peut donc parier que si Internet avait existé en Grèce antique, les proportions d’hommes et de femmes sur les sites de rencontres extraconjugales auraient été les mêmes qu’aujourd’hui !

    De nos jours en revanche, des « scientifiques » – qui ont remplacé le merveilleux du mythe par la magie des statistiques – prétendent que Tirésias (et les Grecs) avaient tort sur toute la ligne : les femmes seraient par nature nettement moins intéressées par le sexe que les hommes (on ajoute souvent qu’elles sont de manière innée plutôt tournées vers les sentiments et le maintien du cocon familial). Ce genre de théories est généralement prônée par les tenants de la psychologie évolutionniste, parfois teintée d’idéologie néolibérale, comme c’est le cas dans cet article du Temps, qui les thèses de la chercheuse britannique Catherine Hakim. Selon cette dernière, le décalage entre une libido masculine exacerbée et un désir féminin défaillant expliquerait pourquoi les maris, frustrés, se tournent tout naturellement vers les sites de rencontre ou les prostituées. Elle considère aussi que c’est cette frustration (toute naturelle) qui cause les violences sexuelles de toutes sortes (voir l’article de Hakim, p. 20 (http://www.iea.org.uk/sites/default/files/publications/files/DP_Supply%20and%20Desire_61_amended_web.pdf).

    En partant de deux conceptions opposées de la libido féminine, on aboutit ainsi à des normes sociales somme toute assez similaires : les femmes respectables (et respectueuses de leur « nature ») doivent se tenir tranquilles à la maison, tandis que leurs hommes courent les jupons des femmes moins « vertueuses », qu’elles soient consentantes ou non. Ouf, le patriarcat est sauvé !

    (Un historique très intéressant de l’inversion de la conception du désir féminin/masculin se trouve dans cet article : http://www.alternet.org/sex-amp-relationships/when-women-wanted-sex-much-more-men)

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  4. Cela m’a fait plaisir de constater que je ne suis pas seule à répondre à M. Schubert et que les commentaires s’allongent. Je n’ai pas le temps de lire de longs articles ni de répondre longuement dans ce blog, mais seulement le temps de lire de brefs articles et d’y répondre de façon informelle… Ώμως αν ήταν δυνατό να γράψω και να απαντήσω στα (νέα) ελληνικά, θα το έκανα ίσως – αν και γράφω με λάθη -, επειδή θα ήταν μια καλή άσκηση για μένα. Νομίζω ότι είναι μάλλον αδυνατό, κρίμα…

    Cependant, je voudrais simplement répondre que je ne pense pas que nous vivions, en 2015 en Europe, dans un patriarcat. Beaucoup de travail féministe efficace a été fourni depuis longtemps et il y a beaucoup de possibilités de nos jours pour des femmes de se développer sans se soumettre à des hommes. Inversement, les hommes fidèles existent, ainsi que ceux qui n’aiment pas la pornographie ni les prostituées ni les aventures extra-conjugales, qu’elles soient féminines ou masculines. A mon avis, de tels hommes devaient exister dans l’antiquité déjà aussi.
    Certes, la Grèce ancienne exigeait des femmes de vivre à la maison pour être respectées, mais peut-on décrire la Grèce ancienne comme un patriarcat? Sans doute plus que notre vie moderne, mais pas totalement peut-être. Par exemple, je ne pense pas que Pénélope aurait attendu son mari Ulysse vingt ans dans des conditions difficiles, si celui-ci n’avait représenté qu’un modèle de domination insupportable. De même, je trouve que le rôle de la jeune femme dans l’Economique de Xénophon est un rôle important et vraiment valorisant: il s’agit pour elle de gérer l’économie de tout un domaine, de le faire prospérer, de l’administrer…

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    • Oui bien sûr vous avez raison ! Il ne s’agit pas d’affirmer que tous les hommes et toutes les femmes adoptent tel ou tel comportement, ni que toutes les femmes sont soumises à des conditions de vie insupportables. Au sein d’une même société, tous les cas de figure sont possibles. Dans mon commentaire, je m’intéressais surtout au contenu des discours sur les tendances soi-disant innées des femmes et des hommes ; ces discours ont connu des évolutions au cours de l’histoire, mais parfois on constate que deux théories contradictoires servent à expliquer ou justifier une configuration sociale similaire.
      Quant à la question de savoir si nous vivons dans une époque patriarcale, je pense que vous avez raison de réagir avec optimisme. Il est bon de rappeler ce que les revendications féministes ont permis d’obtenir. Mais il est important aussi de se rendre compte des inégalités persistantes (voir la récente affaire Dominique Strauss-Kahn, pour rester dans la thématique…).
      En tout cas, je suis ravie de constater une fois de plus que les textes anciens nous aident à réfléchir aux questions importantes qui se posent aujourd’hui !

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