Le pouvoir fascine ; ceux qui le détiennent s’y accrochent car il provoque une dépendance comparable à une drogue. Mais au fait, la place du chef est-elle toujours la meilleure ? Ceux qui renoncent au pouvoir sont-ils pour autant malheureux ?
Cette question, Créon se l’est posée. C’était le beau-frère du tristement célèbre Œdipe, lequel est devenu tyran de la cité de Thèbes après avoir tué – sans s’en douter – son père, puis épousé sa propre mère, Jocaste, sœur de Créon.
Créon est donc proche du pouvoir, mais il ne doit pas l’assumer. Sophocle nous le dépeint sous les traits d’un beau-frère sympathique, sans beaucoup de relief. Si vous avez oublié les détails de l’histoire, il est temps de vous replonger dans l’Œdipe Roi, une tragédie que l’on devrait plus correctement appeler Œdipe Tyran. La différence entre un roi et un tyran ? Pour faire simple, disons que le roi possède une légitimité qui lui vient de ses ancêtres ; le tyran, lui, prend le pouvoir, le plus souvent par la force. Le prédécesseur d’Œdipe était roi. Œdipe, après avoir tué le roi, est devenu tyran.
Or voici qu’Œdipe apprend qu’une épidémie sévit dans Thèbes ; pour résoudre le problème, il doit écarter de la cité le meurtrier du roi. Oui, vous avez compris : ce roi, c’est le père d’Œdipe, et Œdipe est le meurtrier ; mais il ne le sait pas, ou en tout cas pas encore.
Au fil de l’enquête, Œdipe développe la désagréable impression qu’on le manipule. Il y a notamment ce devin, Tirésias, qui lui raconte des histoires à demi-mot. Bref, notre tyran flaire le complot, et il soupçonne que son sympathique beau-frère est de mèche avec l’intriguant devin.
Pour ne rien arranger, Créon a vent de la rumeur, et il est franchement vexé. Le voici maintenant face à Œdipe, pour lui expliquer que : a) il n’a rien manigancé contre le tyran ; b) de toute manière, cela ne l’intéresse pas du tout de prendre le pouvoir car : 1) en étant n° 2, il jouit déjà de tous les avantages d’un roi ; 2) et avec cela, il n’a pas à supporter tous les ennuis – le terme est faible – qui vont avec le pouvoir. Méthodique et logique, le Créon.
Mais voyons plutôt comment il le dit lui-même. Pour cette traduction, je me suis plu à imaginer un Créon gentil, un peu lourdaud, mais plein de bon sens.
« Commence donc par examiner ce point : qui, à ton avis, préférerait exercer le commandement dans la terreur plutôt que de dormir sur ses deux oreilles tout en possédant le même pouvoir ? En ce qui me concerne, au lieu de chercher à être tyran, je suis bien mieux à agir comme un tyran ; et tous ceux qui ont de la jugeote sont d’accord avec moi.
Car actuellement, je reçois tout de toi sans crainte, tandis que si c’était moi qui commandais, je ferais bien des choses en traînant les pieds. Comment donc pourrais-je trouver plus agréable d’être le chef, alors que je peux ordonner et diriger tout en restant peinard ? Je ne suis pas encore fou au point de désirer autre chose qu’une situation pépère et rentable. Pour l’instant, je suis copain avec tout le monde, et tous me saluent en ami ; et maintenant encore, ceux qui veulent obtenir quelque chose de toi viennent me cirer les pompes parce que, s’ils veulent que ça marche, ils doivent passer par moi. Alors pourquoi choisirais-je de régner en laissant tomber ma situation actuelle ? »
[voir Sophocle, Oedipe Roi 584-602]
Créon n’a pas besoin de convaincre Œdipe de sa bonne foi : car ce dernier, en poursuivant son enquête, découvre l’affreuse vérité. Il est bien le meurtrier de son père, et pour ne rien arranger, il a épousé sa propre mère. Horrifié par son double crime, il se perce les yeux avec l’épingle qui tenait la robe de Jocaste. Cette dernière ne peut d’ailleurs rien y faire car elle vient de se pendre.
Et Créon, dans tout cela ? Il aurait mieux fait de réfléchir un peu avant d’affirmer à Œdipe que le rôle de Poulidor lui convenait. Le tyran et sa mère-épouse mis hors course, il reste bien les deux fils d’Œdipe et de Jocaste. Ces garnements ne trouvent cependant rien de mieux à faire que de se disputer le trône et ils finissent par s’entre-tuer. Voilà : c’est Créon qui doit reprendre le pouvoir à Thèbes. Comme il l’avait pressenti, il n’en retire que des ennuis. Dans sa nouvelle position, il doit notamment faire face à sa nièce rebelle, Antigone ; et elle sort avec le fils de Créon, ce qui va encore compliquer l’affaire ! Mais ceci, c’est une autre histoire. Lorsque vous aurez vu au théâtre l’Œdipe Tyran, profitez-en pour enchaîner avec l’Antigone de Sophocle.
[image : représentation de l’Œdipe Tyran de Sophocle, Festival de Lugo, 2011. On reconnaît Œdipe, Jocaste et Tirésias.]