Le castor a compris que, pour sauver sa peau, il faut parfois faire des sacrifices douloureux. Une leçon offerte aux défenseurs du secret bancaire suisse.
Une lectrice assidue de ce blog m’a fait remarquer récemment qu’un auteur grec n’avait pour l’instant pas été abordé : Ésope, le créateur semi-légendaire de la fable (VIe s. av. J.-C.).
Sans Ésope, pas de fables de La Fontaine. Vous avez raison, chère Madame, il nous faut parler d’Ésope. Et cette fois-ci, vous aurez droit à une double ration : une première fable tirée du corpus ésopéen permettra de comprendre pourquoi j’ai – jusqu’à présent – négligé Ésope ; puis une seconde fable illustrera la sagesse du castor, dont les défenseurs du secret bancaire suisse devraient peut-être s’inspirer.
Voici donc la première :
« L’orateur Démade parlait un jour devant le peuple d’Athènes. Or ses concitoyens ne prêtaient pas vraiment attention à ses paroles ; il leur demanda donc l’autorisation de leur raconter une fable d’Ésope. Ils acceptèrent, et il commença ainsi :
‘Déméter, une hirondelle et une anguille cheminaient ensemble. Elles arrivèrent à un fleuve : l’hirondelle prit son envol, tandis que l’anguille plongea dans l’eau.’ Sur ces mots, Démade se tut. Ses concitoyens lui demandèrent alors : ‘Mais qu’arriva-t-il donc à Déméter ?’ Démade répondit : ‘Elle se fâcha contre vous, qui négligez les affaires de la cité pour leur préférer des fables d’Ésope.’
Il en va de même avec les hommes : ils manquent de bon sens, ceux qui négligent les choses essentielles pour leur préférer ce qui leur procure du plaisir. »
[voir Ésope, Fable 96]
Ouf ! Me voici dédouané d’avoir négligé Ésope : si l’on en croit ce récit figurant dans le corpus ésopéen, les fables seraient une frivolité qui nous détournerait des affaires sérieuses. Et pour vous montrer que je n’ai pas beaucoup de suite dans les idées, je vous propose maintenant de réfléchir sur les affaires de la cité en recourant à une seconde fable d’Ésope.
Cette fable s’adresse à un brillant politicien genevois qui défend, envers et contre tout, le secret bancaire suisse. Ses principaux arguments : ce que nous avons sur notre compte en banque relève de la sphère privée ; celui qui veut cacher des sommes non déclarées au fisc n’a qu’à assumer les risques d’un douloureux redressement fiscal s’il se fait attraper. Dans un entretien radiophonique récent, un professeur de droit a tout de même relevé que cette attitude était un peu dépassée : à vouloir trop camper sur leurs positions, les Suisses risquent de perdre plus qu’ils n’ont à gagner.
Voici donc la fable promise, où la sagesse du castor devrait nous donner à réfléchir :
« Le castor est un animal à quatre pattes qui vit dans un étang. On dit que ses parties viriles sont utilisées à des fins thérapeutiques. Alors voilà : quand il arrive que quelqu’un repère un castor et le poursuit pour lui couper ses attributs, l’animal sait pourquoi on le pourchasse. Jusqu’à un certain point, il fuit de toute la vitesse de ses pattes afin de préserver son intégrité physique ; mais quand il sent qu’on va tout juste l’attraper, il coupe ses parties viriles et les jette, ce qui lui permet de sauver sa peau.
Il en va de même avec les hommes : ils font preuve de bon sens, ceux qui, quand on les attaque pour prendre leurs richesses, les sacrifient pour sauver leur vie. »
[voir Ésope, Fable 153]
Et il en va de même avec le secret bancaire : les Suisses se sont longtemps battus pour préserver cette particularité qui permettait de soustraire au fisc étranger et helvétique des sommes considérables ; mais maintenant, la pression est telle que les défenseurs du secret bancaire risquent de couler les banques suisses par leur obstination.
Image tirée du magazine Puck : « The Central Bank–Why should Uncle Sam establish one, when Uncle Pierpont is already on the job? »
Mais au fond, qu’est-ce qu’un helléniste? L’helléniste est un être vieillot, qui passe le plus clair de son temps à lire une langue que personne ne parle. Pire encore, laborieusement, il la traduit et perd ainsi un temps précieux, qui pourrait être plus utilement employé.
L’helléniste n’est donc pas en phase avec son époque, de laquelle il se désintéresse totalement. C’est ainsi que les problèmes du présent lui échappent largement, tout tourné qu’il est vers un passé disparu.
En outre, l’helléniste ne sait finalement pas trop lui-même pourquoi il lit du grec. C’est qu’en général, en effet, il lit du grec parce que son grand-père en lisait. Il est donc tout simplement un héritier. C’est une chance facile, qui n’est pas donnée à tout le monde.
C’est donc dire si l’helléniste est un bourgeois. Ainsi, claquemuré dans ses privilèges financiers, il n’a pas le sens des misères d’autrui et il tend juste à reproduire pour son petit monde l’aisance qu’il a lui-même connue.
De plus, l’helléniste a pris la manie professionnelle de s’intéresser principalement aux minuscules détails, aux petits iotas et à d’infimes signes incompréhensibles. Capable de vous corriger dans un texte les virgules manquantes ou les espacements déficients, il n’aura jamais une vue d’ensemble ni une idée d’intérêt plus général.
Voilà l’helléniste: personnage sans humour ni courage, c’est une créature appelée à disparaître de la civilisation moderne.
PS: et si vous vous intéressez aux banquiers, aux avares, aux économies et à l’argent, je vous recommande la fable 344 qui montre que « ça ne sert à rien de posséder quelque chose, si on ne s’en sert pas ». Quant à la fable 11, n’est-elle pas politiquement incorrecte, dans un autre registre?
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