Donner sa vie pour une cause

sacrifice_iphigeniePeut-on, doit-on sacrifier son existence au nom d’une cause qu’on juge noble ? Iphigénie a fait ce choix.

Au cours de l’année 2015, nous avons vécu divers événements qui ont passablement brouillé nos repères. Des dessinateurs à l’humour bête et méchant ont payé de leur vie leur impertinence, au nom de la liberté d’expression. Des assassins bêtes et méchants les ont éliminés, croyant défendre un sentiment religieux. Certains de leurs acolytes ont massacré une foule d’innocents et ont renoncé à vivre, usurpant là aussi – après lavage de cerveau – une étiquette religieuse.

Dans ce fouillis d’idées bizarres et contradictoires, comment s’y retrouver ? Où sont les héros ? Peut-on réellement donner sa vie pour une cause ? Le don de soi désintéressé existe-t-il ? Le cas du sacrifice d’Iphigénie constitue une invitation à la réflexion.

Iphigénie est la fille d’Agamemnon, roi d’Agamemnon. Ce dernier, à la tête d’une coalition de princes argiens, danéens et achéens, part pour Troie afin de reprendre l’épouse de son frère Ménélas. La belle Hélène – car c’est d’elle qu’il s’agit, bien sûr – a suivi un peu trop facilement le beau Pâris, un prince troyen.

La flotte se rassemble à Aulis, sur la côte est de la Grèce, avant de traverser la Mer Égée. Là, pour des raisons sur lesquelles nous ne nous arrêterons pas, la déesse Artémis se fâche contre Agamemnon et bloque les navires : plus un souffle de vent pour accompagner leur traversée. Un devin révèle alors à Agamemnon que, s’il veut pouvoir lever l’ancre, il devra tout d’abord sacrifier à Artémis sa fille Iphigénie.

Singulier dilemme pour un père : d’un côté, il se doit d’être loyal envers son frère Ménélas, et il ne peut perdre la face vis-à-vis de son armée ; de l’autre, on lui demande bel et bien de sacrifier sa propre fille… Dans un premier temps, le sens du devoir l’emporte. Agamemnon fait venir son épouse et sa fille sous prétexte de marier Iphigénie au héros Achille, mais il s’apprête en fait à laisser égorger la jeune fille. Achille découvre la manœuvre ; il entre dans une colère noire. Finalement, Agamenon, pris de remords, se ravise et renonce à son funeste projet. C’est alors qu’Iphigénie elle-même provoque un retournement de situation inattendu : car elle décide tout de même, de son plein gré, de se laisser sacrifier au nom de l’intérêt général.

Voyons les raisons avancées par Iphigénie à sa mère pour la convaincre d’accepter son choix :

« J’ai décidé de mourir ; mais je veux le faire de manière glorieuse, sans la moindre bassesse. Examine donc la situation avec moi, mère, et vois comme mes paroles sont judicieuses. C’est sur moi que toute la puissance de l’Hellade porte son regard en ce moment, et c’est de moi que dépend que les navires puissent traverser la mer pour semer la désolation chez les Phrygiens ; de moi aussi, que les Barbares ne puissent plus à l’avenir enlever les femmes de la Grèce bienheureuse, et qu’ils paient pour avoir corrompu Hélène, enlevée par Pâris. Voilà tout ce que je sauverai par ma mort, et je jouirai d’une renommée bénie pour avoir donné la liberté à l’Hellade.

En effet, il ne me faut pas m’attacher trop fortement à la vie. Car c’est pour tous les Hellènes, et non pour toi seule, que tu m’as mise au monde. Il y a des milliers d’hommes armés de leurs boucliers, des milliers avec les mains sur leur rame. Leur patrie a subi un outrage, et ils seront prêts à attaquer l’ennemi, à mourir pour l’Hellade, et ma petite vie, toute seule, empêcherait tout cela ? De quel argument légitime disposerais-je pour leur répliquer ?

Et voici une autre raison dont nous devons tenir compte : il ne faut pas qu’Achille se batte avec tous les Argiens pour une femme, et il ne doit pas en mourir. D’ailleurs, un seul homme mérite plus de voir la lumière du jour que dix mille femmes.

Mais si Artémis a décidé de prendre ma vie, m’opposerai-je, moi, une mortelle, à une déesse ? Impossible ! Ma vie, j’en fais don à l’Hellade. Sacrifiez-moi et faites tomber Troie ! Ce sera un monument à ma mémoire pour l’éternité, en guise d’enfants, de mariage et de gloire. »

[voir Euripide, Iphigénie à Aulis 1375-1399]

On est bien loin de ces jeunes banlieusards qui, croyant défendre une cause religieuse, ont en fait opté pour un suicide en feu d’artifice qui leur a permis de surcroît de se défouler à coups de fusils automatiques. Alors que les assassins du Bataclan ont laissé leur vie dans un acte de désespoir, Iphigénie revendique l’intérêt général pour justifier sa propre mise à mort.

Ne soyons toutefois pas dupes : cette Iphigénie en fait presque un peu trop. C’est une héroïne fabriquée par un dramaturge athénien pour un public qui – rappelons-le – est engagé à l’époque dans une guerre sanglante contre les cités du Péloponnèse. La pièce a été mise en scène aux alentours de 408-406 av. J.-C. ; deux ans plus tard, Athènes s’effondrera face à Sparte. Une héroïne qui se sacrifie pour sa patrie, cela tombe particulièrement bien pour encourager des hoplites athéniens à verser leur sang pour la cité.

Iphigénie reflète aussi des positions qui ont contribué à l’étiquette de misogyne collée à Euripide. Quoi ? Une femme ne vaudrait pas dix mille hommes ? Là, Sainte Iphigénie pousse un peu loin l’abnégation. Et en plus, elle veut bien se sacrifier pour éviter qu’Achille n’aille casser la figure à son papa.

Le cas d’Iphigénie montre que, lorsqu’il est question de sacrifier sa vie, les choses ne sont jamais simples. Le désintéressement pur n’existe probablement pas, et l’on pourrait douter qu’il soit même souhaitable.

[image : d’après Corrado Giaquinto, Le sacrifice d’Iphigénie, 1760]

3 réflexions sur “Donner sa vie pour une cause

  1. Sacrifier sa vie fait toujours partie d’une tragédie, que ce drame se déroule dans la réalité ou qu’il soit mis en scène dans une pièce de théâtre. Quand j’étais enfant, étant donné qu’on me le racontait à la maison – mais non à l’école -, je savais que des résistants avaient perdu leur vie pour s’opposer à la barbarie nazie pendant la 2ème guerre mondiale. Cela a été le cas en France, mais d’ailleurs aussi en Allemagne. Je savais aussi que certains portaient un poison sur eux pour échapper aux tortures s’ils se faisaient prendre. Enfin, j’avais compris qu’il n’est pas aussi grave de sacrifier sa vie quand on est âgé que quand on est jeune, puisqu’il faut de toute façon mourir. De tels résistants entreprennent des sabotages, mais ils ne se mettent pas nécessairement en évidence et sont peu connus. A mon avis, ils sont complètement résolus et déterminés et ont décidé de faire avant tout leur devoir afin de pouvoir se respecter eux-mêmes et respecter ce que leur dicte leur conscience.

    Quand j’ai lu des extraits d' »Iphigénie », j’étais déjà plus grande, adolescente, et j’ai été quand même choquée par le fait qu’au lieu de la faire mourir, Euripide mette une biche à la place d’Iphigénie et la sauve en la laissant vivante à la fin. Cette conclusion de la pièce me semblait fausse, un peu ridicule, par son côté totalement invraisemblable et pour tout dire elle me semblait alors ratée avec cette biche « deus ex machina ». C’est peut-être que je savais que la réalité peut être pire. Il se peut aussi qu’Euripide signale ainsi la fin des sacrifices humains réalisés sur l’autel pour plaire aux dieux et leur remplacement par les sacrifices d’animaux, tout de même moins problématiques – surtout quand on mange une partie de ces animaux ensuite: de cette façon, la fin de la pièce est plus acceptable.

    En tout cas, si on est jeune, on doit bien faire attention à ne pas se laisser pousser par d’autres à un soi-disant héroïsme ou à la sainteté, car ce n’est pas la même chose d’envisager la mort possible pour défendre les autres ou sa propre conception de la vie et de se laisser manipuler par autrui pour tuer des innocents et tenter de terroriser une société. Les saints et les héros existent, mais ils ne veulent pas démontrer quoi que ce soit ni se mettre en avant.

    La pièce Iphigénie est à conseiller à d’éventuels lecteurs/lectrices de grec, car elle n’est pas trop difficile. Elle a eu aussi un grand retentissement culturel (plusieurs pièces de théâtre françaises, allemandes; des morceaux de musique) et donc si on la connaît, on a accès à plusieurs oeuvres d’art européennes à la fois.

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