La machine d’Anticythère et la recherche fondamentale

anticythereLa machine d’Anticythère confirme un principe bien établi : pour produire des machines complexes, nous avons besoin de la recherche fondamentale. L’un ne va jamais sans l’autre.

L’Université de Genève abrite en ce moment une exposition consacrée à la célèbre machine d’Anticythère.

Célèbre ? Pour ceux qui l’auraient oublié, il s’agit d’un mécanisme étonnant, retrouvé en 1900 dans l’épave d’un navire qui a coulé autour de 70 av. J.-C. au large de l’île grecque d’Anticythère.

Des chercheurs modernes sont parvenus, graduellement, à comprendre le fonctionnement de cet objet énigmatique comprenant de nombreux rouages placés dans un boîtier. Autour d’un cercle représentant les mois de l’année, on pouvait faire tourner les planètes, ce qui permettait – entre autres – de prédire des éclipses.

Pour l’époque, il s’agissait évidemment d’une prouesse technologique, à commencer par la fabrication proprement dite : il a en effet fallu trouver des artisans capables de découper des engrenages à des dimensions précises, comportant exactement le nombre de dents souhaitées ; ensuite, il a fallu assembler le tout.

Cependant, les artisans n’auraient rien produit s’ils n’avaient pas reçu des instructions de mathématiciens extrêmement doués : ces mêmes mathématiciens inutiles dont on nous répète à longueur de journée qu’ils ne servent à rien parce qu’ils ne font que réfléchir à des concepts abstraits. Or sans recherche fondamentale, les percées techniques ne sont simplement pas envisageables. Certes, on peut être tenté de faire l’économie des penseurs prétendument inutiles ; mais de tels raccourcis constituent une illusion, comme cela ressort d’une anecdote célèbre liée au mathématicien Euclide.

Euclide est le fondateur de la mathématique telle que nous la connaissons. Vivant au IIIe s. av. J.-C. à Alexandrie, il était l’hôte du célèbre Musée fondé par le roi d’Égypte Ptolémée Ier.

Voici ce qu’on raconte à son sujet :

« [Euclide] a exercé son activité sous Ptolémée Ier : Archimède, qui lui succède immédiatement, rappelle le souvenir d’Euclide dans son premier livre. Et, de fait, on raconte que Ptolémée lui demanda un jour s’il y avait un chemin plus court pour saisir la géométrie que celui des Éléments. Euclide répondit qu’il n’y avait pas de voie royale menant à la géométrie. »

[voir Proclos (Ve s. ap. J.-C.), Commentaire au 1er livre des Éléments d’Euclide]

C’est là l’origine d’une expression française bien connue, « une voie royale », c’est-à-dire un confortable boulevard pour parvenir à destination. Dommage pour le roi Ptolémée : il n’existait pas de voie royale pour la géométrie. Celui qui voulait y comprendre quelque chose devait emprunter des sentiers étroits, rudes et escarpés, et même un roi n’y pouvait rien changer.

Le successeur d’Euclide n’est autre que le célèbre Archimède, celui qui se serait écrié « eureka » (« j’ai trouvé ! ») alors que, installé dans sa baignoire, il avait trouvé la solution à un problème difficile. Les compétences extraordinaires d’Archimède ont d’ailleurs donné à penser qu’il pourrait bien être l’inventeur de la machine d’Anticythère. Il possédait en effet, plus que tout autre, la capacité d’abstraction nécessaire pour concevoir cet étonnant engin. Bien que nous possédions des écrits laissés par Archimède, il ne fait nulle part mention d’un mécanisme comparable à celui retrouvé au fond de la Mer Égée. Si nous voulons saisir le degré d’abstraction dont était capable ce redoutable mathématicien, il nous faut nous tourner vers le Problème des bœufs, comportant sept équations et huit inconnues.

Comme de nombreux scientifiques de son époque, Archimède était aussi poète à ses heures. Il partageait ce don avec Ératosthène, le géomètre qui avait le premier calculé la circonférence de la Terre. Voici donc le Problème des bœufs tel qu’on l’attribue à Archimède :

« Ce problème a été mis par écrit sous la forme d’une épigramme. Il a été inventé par Archimède et envoyé à ceux qui, à Alexandrie, s’occupaient de recherches similaires, par le biais d’une lettre adressée à Ératosthène de Cyrène.

[dans l’original grec, la suite du texte est en vers]

Mon hôte, mets ton soin – si tu en as la compétence – à mesurer le nombre de bœufs du Soleil qui autrefois paissaient dans les plaines de la Sicile Thrinacienne, répartis en quatre troupeaux de différentes couleurs. L’un était blanc comme le lait, le deuxième brillait d’une robe sombre, le troisième était fauve, tandis que le quatrième arborait un pelage tacheté. Dans chaque troupeau se trouvaient des taureaux dont le nombre répondait aux proportions suivantes : imagine, mon hôte, que les blancs étaient égaux en nombre à la moitié plus le tiers des noirs, plus le nombre de tous les fauves ; les noirs égaux au quart plus le cinquième des tachetés, plus tous les fauves. Considère en outre que le reste des tachetés était égal au sixième plus le septième des blancs, plus tous les fauves.

Quant aux femelles, voici comment elles se répartissaient. Les blanches étaient égales à exactement le tiers plus le quart de tout le troupeau noir. Les noires étaient égales au quart plus le cinquième des tachetées quand elles venaient toutes paître avec les mâles. Les tachetées représentaient quatre fois le cinquième plus le sixième des fauves. Les fauves comptaient la moitié du tiers, plus un sixième, du troupeau blanc.

Mon hôte, dis-moi de combien de bêtes exactement se composait le troupeau, en distinguant le nombre de taureaux robustes et celui des vaches, chacune selon sa couleur. Si tu y parviens, on pourrait dire que tu n’es pas un ignorant et que tu n’es pas mauvais mathématicien ; et pourtant, tu ne seras pas encore rangé au nombre des savants.

Continue, et énonce-moi encore tous les détails sur l’arrangement des bœufs du Soleil. Les blancs, lorsqu’ils mélangeaient leur nombre aux noirs, étaient disposés de manière compacte en un ensemble de même profondeur et de même largeur, et les plaines de la Thrinacie étaient remplies de cette foule disposée en carré. Cependant, lorsque les fauves étaient mélangés aux tachetés, ils formaient une figure commençant par un individu puis s’élargissant pour former un triangle, sans que les taureaux d’autres couleurs s’y ajoutent ou n’en soient retranchés.

Si tu trouves la solution et la gardes en tête en fournissant toutes les données, tu peux rentrer chez toi, mon hôte, en te vantant d’avoir remporté la victoire ; et sache qu’on t’aura sélectionné comme celui qui a atteint la perfection dans cette science. »

Bon courage pour résoudre ces équations… Un mathématicien moderne a relevé que, sur les huit nombres qui composent la solution, l’un comporte plus de 206500 chiffres !

Il fallait certainement un esprit aussi éclairé que celui d’Archimède pour imaginer un problème d’une telle complexité, et pour concevoir un engin de la subtilité de la machine d’Anticythère. La répartition entre les taureaux et les vaches de différentes couleurs n’est pas sans rappeler la combinaison d’engrenages aux caractéristiques multiples.  Ce mécanisme prodigieux, mis en parallèle avec le Problème des bœufs, montre que nous avons besoin d’ingénieurs, de mathématiciens et … de poètes. Il n’y a pas de technique avancée sans recherche fondamentale, il n’y a pas de science sans les belles-lettres.

[image : la machine d’Anticythère (© P. Schubert)]

3 réflexions sur “La machine d’Anticythère et la recherche fondamentale

  1. Il ne me semble pas que les mathématiciens modernes soient soumis à beaucoup de critiques en raison de leur travail abstrait, même pas dans la recherche fondamentale. Au contraire, il me semble que notre société veut produire des mathématiciens et des mathématiciennes en grand nombre, mais surtout pour disposer ensuite d’applications technologiques, pas vraiment pour la recherche fondamentale des mathématiques en soi. Mais je n’ai pas de statistiques à ce sujet, il s’agit juste d’une opinion. En tout cas, s’il y a des critiques à l’encontre des mathématiciens, elles sont certainement moins fortes que celles qu’on entend à l’égard des hellénistes.

    Pour le mécanisme d’Anticythère, il semble être à la mode, si l’Université de Genève lui consacre une exposition. En effet, il est aussi au Musée national archéologique d’Athènes – où je l’ai vu, accompagnée d’une amie physicienne (et grecque!) – : il est là-bas, car l’original ne peut pas être déplacé, étant trop fragile. Mais une copie fait aussi partie d’une exposition à l’Antikensammlung de Bâle, où la machine est entourée de mécanismes horlogers suisses. L’exposition de Bâle a l’avantage de vous transporter…à la mer par une mise en scène moderne qui évoque le naufrage du bateau qui transportait cette machine.

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  2. Pingback: Débarrassés des enfants le soir du Réveillon | pour l'amour du grec

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