Au nom de la souplesse professionnelle, nous nous éloignons toujours plus de nos foyers. Hermotimos de Clazomènes a déjà pu constater ce qu’il en coûte de délaisser le nid conjugal.
Faites l’expérience : entrez les mots « conjoint absent à cause du travail » sur Google et voyez ce qui s’affiche sur votre écran. De toute évidence, le problème touche de nombreuses personnes, et la tendance va s’accentuer dans les prochaines années. Au nom de la flexibilité du travail, des milliers de pendulaires passent des heures dans le train pour se rendre sur leur lieu de travail. Partis tôt, rentrés tard, les pendulaires voient peu leur conjoint et leurs enfants … pour autant qu’ils aient eu le temps d’en avoir.
Dans certains milieux professionnels, l’exigence de mobilité va encore plus loin : les deux membres d’un couple habitent parfois dans des pays distincts ; ils ne se retrouvent que de manière occasionnelle, entre deux avions.
De telles situations induisent forcément des tensions. Les absents prennent en effet le risque de voir les liens se distendre. Déjà au VIe s. av. J.-C., un penseur-gourou d’Asie Mineure, Hermotimos de Clazomènes, en a fait la cruelle expérience.
Cet Hermotimos était capable – si l’on en croit la légende – de séparer son âme de son corps. Cette compétence extraordinaire a toutefois déplu à son épouse, qui appréciait peu de n’avoir que l’enveloppe charnelle de son mari, tandis que son âme allait se balader au loin.
Voici ce que nous rapporte Plutarque (Ier / IIe s. ap. J.-C.) à propos d’Hermotimos :
« Tu as bien dû entendre parler d’Hermotimos de Clazomènes : son esprit se détachait complètement de son corps, aussi bien de nuit que de jour, et il errait un peu partout. Ensuite, il revenait, non sans avoir rencontré toutes sortes de personnes qui avaient parlé et agi à distance. Cela continua jusqu’au jour où son épouse le trahit : ses ennemis se saisirent de son corps tandis que son esprit était absent, et le brûlèrent dans sa maison. »
[voir Plutarque, Le démon de Socrate 22 (592c-d)]
Et voilà : Madame n’a pas supporté les trop longues absences de son mari, qui avait – littéralement – l’esprit occupé ailleurs. Hermotimos, l’un des premiers praticiens de la téléportation de l’esprit, en a perdu son corps.
Il convient cependant de relever le fait que Plutarque, qui nous rapporte l’anecdote, n’est pas satisfait par ce récit. Voici ses objections :
« Cette histoire n’est pas véridique : car l’esprit ne sortait pas du corps, mais il obéissait toujours à son démon [personnel] ; desserrant le lien qui l’unissait à ce dernier, il lui permettait de se balader à sa guise. Ainsi, le démon pouvait voir et entendre toutes sortes de choses à l’extérieur, puis les rapporter. »
Humpf ! de plus en plus étrange… Ce ne serait donc pas de la téléportation de l’esprit à proprement parler. Si l’on en croit Plutarque, chaque individu serait accompagné par un « démon », c’est-à-dire une sorte d’ange gardien que Socrate avait déjà identifié plusieurs siècles auparavant. Nous aurions donc la possibilité de relâcher le lien qui nous unit à notre démon personnel, et celui-ci pourrait explorer le vaste monde à notre place. Il est difficile de savoir si l’épouse d’Hermotimos se sera contentée de cette explication.
L’avertissement reste cependant valable : téléportation ou pas, les employés qui passent trop de temps loin de leur famille risquent, sinon de finir brûlés comme Hermotimos, du moins de perdre le contact avec leurs proches.
[image : © 2011 Joao Paulo Wadhoomall http://www.jpwfolio.com J’avoue avoir emprunté l’image à un photographe particulièrement inspiré. Qu’il me pardonne ce larcin : je lui fais de bon cœur un peu de publicité car ses photos sont très réussies.]
« Loin des yeux, loin du coeur », dit-on. Il est certain que malgré Skype, Facetime, WhatsApp et le bon vieux téléphone devenu portable depuis déjà longtemps avec ses SMS, les longs déplacements pendulaires ne sont pas des plus favorables à la vie de couple ou de famille. Il y a la distance et les heures perdues dans les trajets – on peut travailler dans le train, oui, mais le train n’est pas un lieu de travail vraiment calme, la place est étroite, les voisins d’un moment pas toujours discrets…ou bien au contraire, ils attirent notre attention par leurs particularités et nous détournent ainsi du devoir. L’avion, pour les grandes distances, est-il un meilleur moyen et permet-il davantage de concentration? Ce n’est pas certain. Au temps perdu s’ajoute d’ailleurs la fatigue des trajets, car il n’est pas reposant de se déplacer fréquemment. Une relation à distance peut fonctionner un certain temps, mais on imagine assez mal qu’elle dure vingt ou trente ans, d’autant plus que les années s’ajoutant aux années, la récupération physique devient certainement plus lente. D’autre part, on comprend que ni l’un ni l’autre des conjoints ne souhaite quitter son travail. En effet, quand on sait que, par exemple en Suisse, le taux de divorce est à 50%, on se dit qu’on pourrait soi-même être touché par cette débâcle, puisqu’il est fréquent que l’amour tourne à l’aigre et puisque le mariage ou la vie à deux sont devenus chose fragile. On peut quand même regretter que le travail rémunéré ait pris cette valeur absolue. Faudra-t-il donc que ces couples attendent l’âge de la retraite pour enfin vivre ensemble? Mais là aussi, le danger est aux aguets: n’ayant pas l’habitude d’être ensemble à la maison ni de s’inventer des activités – puisqu’elles ont toujours suivi ce que le travail leur dictait de faire – nos personnes âgées retraitées vont s’ennuyer, puis se retourner l’une contre l’autre et nous aurons un divorce ou une séparation de vieillards.
Pour en revenir à l’antiquité, Socrate avait, paraît-il, une femme très désagréable, appelée Xanthippe. Un jour, on lui a demandé pourquoi il gardait cette femme, puisqu’elle était tellement désagréable. Ne vaudrait-il pas mieux être seul que souffrir, de façon un peu masochiste, de brimades et du mauvais caractère de l’autre? Mais Socrate a répondu qu’il gardait cette femme, parce que cela lui faisait une sorte d’exercice: en effet, en s’exerçant à supporter le caractère acariâtre de Xanthippe, Socrate prenait l’habitude de réagir à toutes sortes de contacts désagréables, comme on en rencontre dans la vie sociale. Sa femme lui servait, pour ainsi dire, d’exercice moral. Il apprenait à faire la part des choses. J’aime bien cette anecdote. En effet, de nos jours, il y a certainement des divorces qui se font pour des raisons minimes, alors que si on avait eu un peu de patience, on aurait surmonté la difficulté. La façon dont Socrate voit le côté positif d’un problème est aussi encourageante: il n’est pas toujours nécessaire de se séparer.
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