Lorsque le peuple se sent menacé, il réagit souvent de manière émotionnelle. Gare aux mesures expéditives, qui – avec le recul – peuvent s’avérer des remèdes pires que les maux qu’ils sont censés pallier.
Les événements dramatiques que nous vivons depuis le début de l’année 2015 ont sérieusement ébranlé l’opinion publique : face à des attaques imprévisibles, lorsque des fanatiques se font exploser au milieu d’une foule ou massacrent des innocents à coups de fusils automatiques, que pouvons-nous faire ? Augmenter la sécurité, pardi ! Durcir les lois, voyons ! Et si cela ne suffit pas, tant pis pour les lois, donnons carte blanche aux forces de l’ordre car ce qui compte en premier lieu, c’est notre sécurité. C’est ainsi que l’on justifie l’état d’urgence, et qu’on le prolonge aisément.
La réaction américaine aux attentats du 11 septembre 2001 a prouvé de triste manière où mène une telle approche : en représailles à cet acte de barbarie, on a tué des milliers de combattants et de civils, on a emprisonné d’innombrables personnes que l’on a soumises à la torture, on a élargi les compétences des divers corps de police, on a autorisé des opérations secrètes et illégales, le tout au nom de notre sécurité. Le résultat ? C’est encore pire qu’avant.
Après la récente attaque à Bruxelles, on entend à nouveau s’élever des voix qui suggèrent – pour l’instant à demi-mots – que le temps est venu de passer à des méthodes plus musclées, et tant pis si nous bafouons les principes mêmes sur lesquels nos États modernes sont bâtis : le respect de la personne, la liberté individuelle, la présomption d’innocence, le droit à un traitement équitable ou encore le refus de la discrimination.
Il ne saurait être question de proposer ici une solution globale à cette situation complexe. Un exemple tiré de l’histoire athénienne devrait néanmoins nous mettre en garde contre les solutions expéditives : lorsque le peuple se sent menacé, il peut parfois réagir de manière abrupte, au mépris du respect des individus.
L’histoire se situe en 415 av. J.-C. Les Athéniens sont engagés dans une lourde guerre contre des cités du Péloponnèse et s’apprêtent à lancer leur flotte contre Syracuse, une cité sicilienne alliée des Péloponnésiens. Peu de temps avant le départ, alors que la tension doit déjà être assez considérable, voici qu’éclate un scandale : des inconnus ont, pendant la nuit, mutilé des piliers hermaïques placés aux carrefours des rues.
Comme le montre l’image, un pilier hermaïque (on dit aussi simplement un Hermès) ressemble par sa forme générale à mince frigo. Il est taillé dans la pierre, porte à son sommet le visage du dieu Hermès barbu. Mais la caractéristique la plus frappante d’un pilier hermaïque, c’est qu’il est pourvu d’un pénis en érection, cible évidente pour des vandales en état d’ébriété. Avec le recul, on peut se dire que c’est ce qui a dû se passer : des membres de la jeunesse dorée athénienne ont sans doute abusé du vin ce soir-là et, en parcourant les rues de la cité, ont cassé tous ces mâles attributs qui se présentaient à leur furie destructrice.
Le lendemain matin, cependant, le réveil est dur pour les Athéniens, lesquels ne prennent pas l’affaire à la légère. Loin de songer à aller demander à leurs fistons ce qu’ils avaient fait la nuit passée, les braves citoyens imaginent aussitôt qu’il s’agit d’une conspiration ourdie contre la démocratie : ce sont soit de vilains oligarques, soit des partisans du rétablissement de la tyrannie qui ont fait le coup !
Pour aggraver la situation, les premiers éléments de l’enquête révèlent que des fêtards se sont aussi amusés à parodier des célébrations très sacrées en l’honneur des deux déesses d’Éleusis, Déméter et Perséphone. Il n’en faut pas plus pour que les Athéniens se persuadent qu’on veut renverser l’État. La réaction ne se fait pas attendre : on arrête, on emprisonne, on force aux aveux sans trop se soucier des méthodes.
Voici donc le récit de Thucydide :
« Le peuple athénien (…), qui avait en mémoire tout ce qu’il savait sur cette affaire par ouï-dire, était alors irrité : il nourrissait des soupçons envers ceux que l’on avait accusés dans le cadre du scandale relatif aux Mystères ; et de l’avis général, ces actions résultaient d’une conjuration unissant les partisans de l’oligarchie et de la tyrannie. Le peuple était donc en colère à cause de cette histoire ; ainsi, de nombreux individus de haut rang se trouvaient déjà en prison, et cela ne semblait pas devoir s’arrêter. Au fil des jours, on se livrait à des actions toujours plus brutales et l’on emprisonnait toujours plus de gens.
Sur ces entrefaites, l’un des prisonniers – qui semblait particulièrement mouillé par l’affaire – se laissa persuader par l’un de ses compagnons de cellule : il devait faire une dénonciation, peu importe que les faits soient avérés ou non. Les avis ne sont en effet pas unanimes, et personne n’aurait été en mesure, ni alors ni plus tard, de dire clairement qui avait commis ce crime. Bref, ce compagnon lui parla et le persuada qu’il fallait, même s’il n’était pas coupable, obtenir l’immunité et sauver sa peau, ce qui permettrait de mettre fin à la suspicion qui régnait dans la cité. Car il aurait plus de chances de s’en sortir en avouant et en obtenant l’immunité qu’en niant et en se soumettant à un procès. C’est ainsi qu’il dénonça à la fois lui-même et d’autres individus dans le cadre de l’affaire des Hermès.
Le peuple athénien accueillit avec soulagement ce qu’il croyait être la vérité. Auparavant, les Athéniens étaient furieux à l’idée de ne pas connaître ceux qui complotaient contre la majorité. Ils libérèrent donc immédiatement le dénonciateur ainsi que tous ceux qu’il n’avait pas dénoncés. Quant aux accusés, on les passa en jugement et fit exécuter tous ceux qu’on avait arrêtés. Ceux qui s’étaient échappés furent condamnés à mort par contumace et leur tête fut mise à prix.
Vu ce qui s’est passé, on ne peut pas dire si les victimes de ces mesures ont été punies à tort ; mais au moins dans ces circonstances le reste des citoyens en retira un soulagement manifeste. »
[voir Thucydide 6.60.1-5]
Que l’on me comprenne bien : il n’y a aucune commune mesure entre la mutilation de quelques statues d’Hermès par des Athéniens éméchés et les massacres que nous avons connus au cours des derniers mois. La souffrance des victimes et de leurs proches est indicible.
Ce qui est toutefois frappant, c’est que dans des situations de grande tension, lorsqu’une population se sent agressée, elle recourt volontiers à des mesures musclées pour se rassurer. Il faut souvent plusieurs années avant que l’on puisse prendre un certain recul et considérer l’opportunité des mesures prises sous le coup de l’émotion.
Aujourd’hui comme au temps de Thucydide, il serait donc urgent de garder la tête froide.
[image adaptée]
Voici quelques points qui me semblent intéressants dans ce texte de Thucydide:
1) la psychologie des foules (comment la foule se laisse berner).
2) la création, de toutes pièces, d’erreurs judiciaires.
3) les activités d’un manipulateur de l’opinion publique.
4) plus difficile à décrire, mais bien présente aussi dans le texte: la distance analytique prise par Thucydide avec les événements historiques qu’il raconte.
D’habitude, je ne regarde pas bien les traductions, sauf de la façon que j’ai décrite la semaine dernière. Mais, pour une fois, si je compare la traduction des Hodoi elektronikai et celle de M. Schubert, je constate d’abord que la traduction des Hodoi elektronikai n’est pas écrite, en général, en un français dépassé. Il me semble qu’un francophone de 2016 peut tout y comprendre. Ou bien suis-je trop optimiste sur le niveau des francophones dans leur propre langue? Il y a cependant une différence de registre de langue entre les deux traductions, car la traduction des Hodoi elektronikai est écrite en français soutenu, tandis que celle de M. Schubert, dans ce blog, comporte volontairement des mots familiers. Ceci est certainement lié à son projet didactique de faire connaître ces textes à un large public. Car dans Thucydide, il n’y a pas de mots familiers, si l’on compare, par exemple, avec Aristophane.
Côté actualités: si l’on parle non du peuple américain ou belge, mais du peuple français, celui-ci est beaucoup plus ambivalent à propos des forces de l’ordre que ne le suggère le texte. Le Président de la République même – il ne faut pas être grand clerc pour l’affirmer – risque de perdre de nombreuses voix aux prochaines élections pour n’avoir pas su empêcher cette sorte de nécessité qu’il y a eu à instaurer un état d’urgence afin d’essayer d’éviter de nouveaux attentats. Les Français ont besoin de leur CRS, de la gendarmerie, de la police et autres. Mais ils s’en méfient également, en raison des dérapages possibles: une ambivalence.
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