Umberto Eco deux fois aussi sage que Solon l’Athénien

umberto_ecoRécemment disparu, le célèbre écrivain et érudit Umberto Eco a fait interdire dans son testament toute célébration à sa mémoire pour une période de dix ans. Un geste courageux qui montre qu’il était deux fois aussi sage que l’Athénien Solon.

Écrivain d’une érudition prodigieuse, Umberto Eco nous a laissé une œuvre remarquable dont on retiendra en premier lieu Le nom de la rose. Il parvient à captiver son public en situant une sorte d’énigme policière dans un monastère médiéval où sommeille, depuis des siècles, un manuscrit rarissime : le second livre de la Poétique d’Aristote. Ce livre, consacré à la comédie grecque, est annoncé par Aristote dans le premier livre, mais on ne l’a jamais retrouvé. Aujourd’hui, certains pensent même que ce second livre de la Poétique ne serait qu’un fantôme et n’aurait jamais existé.

Mais revenons-en à Umberto Eco : après son décès le 19 février 2016, le concert d’éloges ne s’est pas fait attendre. Dans la foulée, certains ont immédiatement envisagé d’organiser diverses manifestations pour célébrer la mémoire du grand écrivain. C’était toutefois sans compter sur une clause du testament d’Eco : il a explicitement demandé que l’on s’abstienne de telles célébrations en son honneur pendant une période de dix ans.

Par cette demande insolite, Umberto Eco a montré qu’il était un digne descendant de Solon, cet Athénien qui figurait parmi les Sept Sages de la Grèce. Voici en effet deux éléments qui autorisent à relier l’écrivain italien à son lointain prédécesseur.

On se souviendra tout d’abord de la visite de Solon à Crésus, roi de Lydie, telle que nous la relate l’historien Hérodote. Peu importe que cette rencontre soit impossible pour des raisons de chronologie : ce qui compte ici, c’est le message qu’Hérodote fait passer à travers la figure de Solon. Car ce dernier fait valoir à Crésus qu’« en toute chose, il faut considérer comment elle aboutit. » [voir Hérodote 1.32] Crésus croit en effet qu’il est l’homme le plus heureux du monde car il est immensément riche ; Solon, pour sa part, lui fait valoir qu’aucun homme ne peut prétendre au bonheur absolu. De plus, on ne peut juger du bonheur d’une personne qu’après qu’elle a atteint le terme de sa vie. De manière analogue, Umberto Eco nous interdit de le célébrer avant d’avoir laissé s’écouler un intervalle de dix ans, ce qui devrait lui épargner des éloges ridicules ou des critiques injustifiées : dans une décennie, nous aurons la tête plus froide et nous serons mieux en position de juger ce que valait l’écrivain italien.

Le parallèle avec Solon ne s’arrête toutefois pas là. Ce sage athénien passe en effet pour avoir reçu de ses concitoyens la mission de leur écrire de nouvelles lois, ce qu’il a fait avec une grande application. Une fois les lois établies, il se rend cependant compte que les Athéniens auront une certaine difficulté à les maintenir. Parmi les divers auteurs antiques qui nous relatent l’histoire, Plutarque fournit un écho particulièrement vivant de l’habile manœuvre que Solon imagine pour contraindre ses concitoyens à ne pas changer leurs nouvelles lois :

« Le Conseil s’engagea par serment à ratifier les lois de Solon. Chaque membre de la commission législative en particulier fit le même serment sur l’agora, à côté de la pierre [où l’on fait de telles déclarations], déclarant que, s’il enfreignait l’une des prescriptions, il devrait consacrer à Delphes une statue d’or de son poids. »

[voir Plutarque, Vie de Solon 25.3]

Hérodote (1.29), pour sa part, ajoute un détail important : « [Les Athéniens] s’engagèrent par des serments solennels à se servir pendant dix ans des lois que Solon leur aurait établies. »

Les lois mises au point par Solon étaient protégées pour dix ans. Il restait néanmoins la possibilité que l’Athéniens fassent pression sur Solon et lui demandent de changer lui-même un élément de la législation. Retournons vers Plutarque, qui nous explique comment Solon est parvenu à protéger ses lois :

« Les lois étaient établies, et voici que des gens venaient trouver Solon tous les jours, faisant son éloge, le critiquant, ou lui conseillant d’ajouter un point à ce qu’il avait écrit, ou au contraire de le retrancher. De plus, beaucoup de gens venaient lui poser des questions, le soumettaient à des interrogatoires, le priant d’exposer ou d’expliciter la raison de telle loi ou le motif pour lequel il l’avait établie. Bref, Solon voulut se soustraire à ces doutes et échapper au désagrément de ses concitoyens qui voulaient qu’on leur explique les causes. Il disait lui-même : ‘Dans toutes les grandes entreprises, il est difficile de plaire.’ Il saisit donc le prétexte d’un voyage commercial et mit les voiles après avoir demandé aux Athéniens la permission de partir pour dix ans. Il espérait en effet que, en dix ans, ses concitoyens s’habitueraient à leurs lois. »

[voir Plutarque, Vie de Solon 25.6]

Parti pour dix ans, Solon ne peut plus être importuné par les Athéniens. Quant à ces derniers, ils se trouvent liés par leur serment de ne rien changer à la législation mise en place par Solon.

Umberto Eco, qui connaissait bien ses auteurs antiques, a sans doute eu cette double pensée pour Solon au moment de rédiger son testament : d’une part, il était conscient de la fragilité du jugement humain lorsqu’il s’agit d’évaluer la vie d’un grand homme ; d’autre part, il imposait à ses admirateurs une forme de retenue pendant dix ans, nous forçant tous à prendre le temps de réfléchir avant de nous prononcer sur celui qui fut – j’anticipe sur le moratoire de dix ans – un grand sage.

[image : Umberto Eco]

Une réflexion sur “Umberto Eco deux fois aussi sage que Solon l’Athénien

  1. La sagesse n’est pas la chose du monde la mieux partagée, entre ceux qui ne la veulent pas, parce que son apparence n’est pas forcément brillante et ceux qui voudraient bien l’atteindre, mais qui sont emportés malgré eux dans son contraire, la déraison. Nous verrons donc en 2026 quels festivals sont organisés pour Umberto Eco!

    « En toute chose, il faut considérer la fin »: cet alexandrin de La Fontaine m’était resté en mémoire. Vérification faite, il forme la moralité de la fable « Le renard et le bouc ». Or, cette fable est empruntée à Esope, « le renard et le bouc » également (fable 40). En voici la morale: Οὕτω τῶν ἀνθρώπων τοὺς φρονίμους δεῖ πρῶτον τὰ τέλη τῶν πραγμάτων σκοπεῖν, εἶθ’ οὕτως αὐτοῖς ἐπιχειρεῖν: « ainsi, les sages parmi les hommes doivent d’abord examiner la fin des choses et ensuite, ceci fait, agir ». Le sens général, dans la fable, est assez différent de l’idée d’attendre de savoir quelle est la fin de la vie de quelqu’un avant de dire s’il a été heureux ou pas, mais l’expression est tout de même proche. Dans Sophocle également, il y a l’idée qu’on doit attendre la fin de la vie avant de dire si quelqu’un a été heureux ou pas.

    En raison du long texte d’Hérodote et d’un léger décalage dans le lien menant vers les textes de Plutarque (au lieu de 25,3 il faudrait 25,2; au lieu de 25,6, il faudrait 25, 4-5), je me suis trouvée dans un texte plein de chiffres et parlant de calendrier, de mois intercalaires et encore un autre parlant de mois, de lune et de soleil. Il est exact qu’il faut se méfier de la traduction des Hodoi elektronikai. Ici, ce n’est pas en raison de mots vieillis, mais c’est parce que la traduction ne traduit pas les chiffres cités par Hérodote et ne cite pas les mêmes mois intercalaires. Il est vrai que si nous vivons 70 ans, avec notre calendrier, nous vivrons 25550 jours (plus quelques jours bissextiles). Mais Hérodote parle de 25200 jours, plus 1050 jours intercalaires, ce qui fait 26250 jours. Cela fait deux ans de différence. Vivre deux ans de plus ou de moins n’est quand même pas très grave, puisque l’idée est que il faut attendre son dernier jour pour savoir si quelqu’un a vécu heureux.

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