L’intervention musclée d’un parlementaire francophone attire notre attention sur un terme allemand méconnu, ‘der Banause’, reflet d’un certain snobisme culturel.
Drôle d’histoire : un parlementaire suisse de langue française exprime son agacement face à ses collègues germanophones de l’Assemblée fédérale qui ne prennent pas la peine de l’écouter lorsqu’il parle français. La presse germanophone réagit en évoquant un règlement de comptes : il s’agirait d’une attaque contre les Suisses-Allemands, que l’on prendrait pour des ‘Französisch-Banausen’. Vous avez compris ? Moi non plus.
Première tentative de décryptage : un ‘Banause’ serait un ignare, et les germanophones qui n’écoutent pas ce parlementaire francophone seraient des ‘ignares du français’. N’entrons pas dans la querelle entre les groupes linguistiques de ce pays si paisible, mais prenons plutôt le temps de nous interroger sur ce mot bizarre, ‘Banause’.
La langue allemande a emprunté le terme directement au grec ancien, où banausos signifie l’ouvrier, l’artisan. Ah ! L’ignare, le Banause, est vraisemblablement celui qui n’est même pas en mesure de comprendre ce mot exotique. Je vous traite de Banause et vous restez bouche bée car ce mot n’appartient pas à votre vocabulaire. C’est compréhensible : vous n’êtes qu’un ignare, un ouvrier, un simple artisan, vous ne savez pas le grec.
Fort heureusement, les temps changent et la connaissance du grec ancien n’est plus considérée comme la seule garantie de culture, de sérieux ou de crédibilité. Il existe des gens très bien qui ne savent pas le grec, et inversement des gens issus de milieux très modestes sont devenus de grands hellénistes.
Cette parenthèse étymologique ne devrait cependant pas nous faire oublier que, dans les milieux politiques, traiter l’adversaire d’ignare est une arme très prisée. C’était déjà le cas au IVe siècle av. J.-C., lorsque le grand orateur Démosthène couvrait d’injures sa bête noire, Eschine. Le premier voulait à tout prix résister à la montée en puissance du royaume de Macédoine car il craignait pour l’indépendance d’Athènes ; le second prônait l’apaisement et encourageait ses concitoyens à ne pas s’engager dans une guerre inutile contre une grande puissance militaire.
Démosthène ne ratait pas une occasion pour épingler son adversaire en le faisant passer pour un ignare. Il ne le traitait pas de ‘Banause’, mais en substance c’est bien ce qu’il suggérait, comme on va le voir dans un passage du célèbre discours de Démosthène Sur la couronne, prononcé en 325.
« Ma condition à moi, Eschine, fut de fréquenter dans mon enfance les écoles en rapport avec ma condition, et d’avoir tout le nécessaire pour ne rien commettre de dégradant parce que je serais dans le besoin. Sorti de l’enfance, j’ai agi en conséquence : j’ai financé les chœurs du théâtre, j’ai payé des bateaux de guerre, j’ai versé des contributions extraordinaires, je n’ai reculé devant aucune action qui me couvrirait d’honneurs, soit sur le plan privé soit pour la communauté, mais j’ai veillé au profit de mes amis et de la cité. Une fois que j’ai décidé de me consacrer aux affaires publiques, et d’assumer des charges qui m’ont valu de recevoir fréquemment des couronnes honorifiques de la part de la patrie et de nombreux autres cités grecques, même vous autres qui me cherchez des ennuis, vous n’essayez pas de dire que j’ai fait le mauvais choix. (…)
Quant à toi, qui es un homme imbu de ta personne, et qui craches sur les autres, compare, et regarde quel fut ton destin ! À cause de ta condition, tu as été élevé dès l’enfance dans la plus grande indigence. Tu donnais un coup de main à ton père qui assurait l’entretien de l’école, broyant la poudre pour l’encre, passant l’éponge sur les bancs, balayant la salle de classe, au rang d’un esclave, pas d’un enfant libre. (…)
Examine maintenant ton parcours, et compare-le avec le mien, gentiment, sans t’énerver, Eschine ; ensuite, demande à l’auditoire lequel des deux sorts chacun d’entre eux choisirait.
Tu enseignais l’écriture, moi j’allais à l’école ; tu aidais les gens dans les initiations religieuses, moi je me faisais initier ; tu assurais le secrétariat, moi je siégeais à l’Assemblée ; tu faisais du théâtre en jouant des rôles de séries C, moi je participais à des processions officielles ; tu te cassais la figure, moi je sifflais ; et tu as mené toute ta carrière politique en faveur de l’ennemi, moi pour la patrie. »
[voir Démosthène, Sur la couronne 257-265 (extraits)]
Démosthène avait l’arrogance des gens sûrs de leur bonne éducation. S’il avait été parlementaire aujourd’hui, il aurait sans doute fait étalage de sa formation universitaire, et il aurait traité ses adversaire d’ignares en utilisant un mot que l’on ne comprendra que si l’on sait le grec : « espèce de Banause ! ».
[image: carte de la répartition des langues en Suisse. By Marco Zanoli (sidonius 13:20, 18 June 2006 (UTC)) – Swiss Federal Statistical Office; census of 2000, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=875011]
Quel plaisir de lire ce titre et de voir cette carte de la Suisse plurilingue dans la page de blog de cette semaine. Je vais tâcher d’expliquer pourquoi.
Une des raisons de faire du grec est le soutien cognitif que l’apprentissage de cette langue apporte à l’apprentissage des autres langues européennes. Ceci ne vaut pas si l’on souhaite apprendre des langues d’autres origines, par exemple le chinois. Mais l’histoire des langues sur le vieux continent fait que le grec est à la racine de nombreux mots européens. En français, il existe deux directions principales pour les emprunts de vocabulaire: d’abord, les mots d’origine grecque qui font partie du quotidien et qui, passant par le latin, ont subi une « usure », mais qui ont connu une continuité à travers les siècles (ex: cerise / église); ensuite existent les mots plus scientifiques réintroduits dans les langues d’Europe sur une base grecque à partir de la Renaissance (ex: technologie / somatique). Les francophones, par le vocabulaire, ont un accès au grec ancien. Les Allemands l’ont plutôt par la syntaxe, puisque des cas comme le nominatif, l’accusatif, le génitif et le datif ont grosso modo la même fonction en grec qu’en allemand. Et évidemment, il y a aussi tout le vocabulaire allemand, scientifique ou pas, Banause, Kanister ou Logopädie…
Or, en Suisse, depuis une dizaine d’années, se développent des études de plurilinguisme. Un institut a été créé: http://institut-plurilinguisme.ch et un cursus universitaire également (masters et doctorats). Mais en épluchant la liste des publications récentes de cet institut, on peut constater que sur des dizaines, voire des centaines d’articles publiés, le latin et le grec sont les grands absents du plurilinguisme. Sauf erreur, seul l’article n°1287, écrit par un enseignant du Tessin, concerne le latin en lien avec le plurilinguisme. Rien pour le grec. En fait, pour des hellénistes, le plurilinguisme va de soi. Mais il est indispensable d’expliciter davantage aux yeux de non-hellénistes toutes ces connaissances implicites et de montrer en quoi le grec ancien permet, entre autres, ces raccourcis d’apprentissage que recherche le plurilinguisme moderne pour favoriser la maîtrise de plusieurs langues.
Naturellement, l’intérêt pour les langues n’est pas la seule raison d’apprendre le grec ancien et pour certains, cela est même une raison secondaire. Voici d’autres centres d’intérêt qui amènent à lire des textes de grec ancien:
– la philosophie (Platon, Aristote, Socrate, les pré-socratiques etc.)
– l’histoire (Hérodote, Thucydide, Polybe etc.)
– le théâtre (tragédie et comédie, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane etc.)
– la théologie (le Nouveau Testament, les Pères de l’Eglise)
– la politique et le droit (Démosthène et les divers orateurs attiques, Lysias, autres rhéteurs)
– la littérature hors théâtre (les fables: Esope, les romans grecs: Longus etc, la poésie: Homère etc.)
– la médecine (Hippocrate, Galien)
Et j’en passe, comme l’archéologie aussi…
Le grec n’est pas un titre nobiliaire qu’on se transmet de père en fils ou de mère en fille et qui ouvre droit à un poste de pouvoir dans le monde de 2016. Au contraire, s’approprier cette langue ancienne est un travail qui n’est pas bien reconnu dans la société actuelle. D’où ces sortes de « coming-out » intellectuels sur Internet.
Comme dirait Démosthène: » je pourrais dire encore beaucoup d’autres choses à ce sujet, mais je les laisserai de côté ».
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