Brexit, Thésée, Athènes et le synécisme

brexit_nb.jpgÀ l’inverse du Brexit, les Athéniens ont au contraire procédé à l’unification de leur territoire sous l’impulsion du roi Thésée. Un exemple à méditer.

Les innombrables fans qui suivent ce blog avec passion ont dû ressentir une cruelle frustration : le rythme quasi-hebdomadaire des livraisons s’est soudain tari, pour cause de vacances de votre serviteur. Lequel serviteur, ayant retrouvé son foyer, a pris acte de l’impensable, à savoir le Brexit. Les sujets de Sa Majesté, dans un élan libertaire, ont décidé d’isoler l’Europe du continent britannique ! Quant aux démagogues qui ont provoqué ce séisme politique, n’écoutant que leur courage qui ne leur disait plus grand-chose, ils se sont empressés de quitter le navire, laissant leurs concitoyens se débrouiller avec les conséquences de leur vote.

Cette décision laisse d’autant plus perplexe si l’on se souvient du synécisme de l’Attique. ‘Synécisme’ ? Encore un mot bizarre à expliquer : littéralement, ‘le processus par lequel on se met à partager une même maison’ ; bref, c’est ce que nous appelons aujourd’hui une fusion, qu’il s’agisse d’une fusion d’entreprises ou de communes politiques.

Les Athéniens se plaisaient à raconter comment leur territoire, l’Attique, était passé d’un territoire morcelé en de nombreuses circonscriptions (des ‘dèmes’, l’équivalent d’une commune moderne) à un État fort regroupant l’ensemble de ces circonscriptions en une cité, une polis.

Si l’on en croit le récit des Athéniens, ce travail d’unification aurait été réalisé par leur roi Thésée. On retient le plus souvent de ce personnage sa victoire sur le Minotaure en Crète. Pour y parvenir, il a séduit la belle Ariane, qu’il a ensuite abandonnée sur l’île de Naxos avant de regagner sa patrie. Approchant d’Athènes, Thésée aurait oublié de remplacer la voile noire de son navire par une voile blanche. Son père Égée, apercevant la voile noire, crut comprendre que Thésée avait perdu la vie dans l’aventure. De désespoir, il se jeta donc dans la mer qui devint ainsi la Mer Égée.

Cet événement dramatique a eu au moins un effet positif : Thésée a pu accéder au trône d’Athènes plus rapidement que le Prince Charles. Or justement, pour les Athéniens, Thésée n’est pas seulement le vainqueur du Minotaure, il est aussi le fondateur de l’État athénien, comme le rappelle Plutarque (Ier / IIe s. ap. J.-C.) :

« Après la mort d’Égée, Thésée conçut un projet à la fois important et étonnant : il réunit les habitants de l’Attique en un seul État et rassembla un seul peuple en une seule cité. Auparavant, ils vivaient dispersés et il était difficile de les convoquer tous ensemble pour veiller à leur intérêt commun ; de plus, il arrivait qu’ils nourrissent un différend et se fassent la guerre.

Thésée parcourut donc (l’Attique) pour les convaincre, dème par dème, clan par clan. Les gens simples et pauvres accueillirent rapidement son projet, tandis qu’il fit miroiter aux gens de pouvoir un gouvernement sans roi, une démocratie. Il ne conserverait que la direction des affaires militaires et la sauvegarde des lois. Pour les autres compétences, elles seraient distribuées à tous à part égale. Il parvint à convaincre certains ; quant aux autres, ils craignaient son pouvoir devenu déjà important, et ils avaient aussi peur de son audace ; ils préférèrent donc se plier à la proposition de bon gré que de s’y voir contraints par la force.

Dans chaque circonscription, Thésée supprima les gouvernements locaux, les conseils et les magistratures, et il créa pour tous en commun un seul gouvernement, le prytanée, ainsi qu’un conseil où se trouve aujourd’hui la citadelle. Il appela la cité Athènes et fonda une célébration commune sous le nom de Panathénées. Il fonda aussi une Fête de l’Unification (Metoikia), le seize du moi d’Hécatombaion, une fête que l’on célèbre encore aujourd’hui.

Quant au pouvoir royal, il s’en défit comme promis et il constitua l’État en s’appuyant sur l’autorité des dieux. Il avait en effet reçu un oracle de Delphes à propos de la cité : ‘Thésée fils d’Égée, descendant de la fille de Pitthée, mon père [Zeus] a donné à votre cité de mener de nombreuses cités à leur destin fatal. Mais toi, ne te fatigue pas trop les méninges à réfléchir : car comme une outre, tu flotteras sur les eaux.’ »

[voir Plutarque, Vie de Thésée 24.1-5]

Le destin d’Athènes semble garanti par cet oracle d’Apollon : elle assurera sa survie par sa puissante flotte. Ainsi, dans le récit mythologique athénien, ce serait un roi qui aurait imposé l’unité de l’Attique, pour se départir ensuite de l’essentiel de son pouvoir et le transmettre à ses concitoyens.

Tout le contraire d’un Brexit. Et les Athéniens, forts de leurs succès, auraient certainement voté pour le ‘remain’ si l’occasion s’en était présentée.

Une réflexion sur “Brexit, Thésée, Athènes et le synécisme

  1. Moi qui ne suis pas une fan inconditionnelle du blog, mais plutôt une modeste commentatrice ou une simple scholiaste, j’ai été jetée dans l’aporie, c’est vrai, par la disparition du blog pendant deux semaines. Je me suis mise à gamberger ou plutôt, pour employer un langage plus relevé, plus « scientifique » (car nous devons tout à la science), je me suis mise à « émettre des hypothèses de sens ». M. Schubert est-il malade? Ou bien est-il simplement en vacances? Oui, mais en 2015, avant d’arrêter provisoirement le blog, il avait annoncé sa pause estivale. D’autre part, le procédé de 2016 n’a pas à être nécessairement le même que celui de 2015 et ainsi l’hypothèse vacances a des chances d’être valide. Ou bien encore est-il débordé et, comme le blog est une activité secondaire, il commence par les autres travaux indispensables? Moi-même, je ne m’astreins pas à répondre chaque semaine. Je réponds seulement si le blog m’inspire une ou deux idées. Mais c’est le cas encore aujourd’hui…

    Brekekekex koax koax
    Brekekekex brexit brexit

    ont clamé les grenouilles anglaises, celles qui nous appelaient autrefois « froggies », reprenant inconsciemment contact avec leurs ancêtres agaçantes et amusantes dans Aristophane.

    Dans le texte de Plutarque, l’intérêt commun est mis en avant et le mot « koinos: commun » est répété plusieurs fois. Dans l’Europe d’aujourd’hui, l’intérêt commun n’est pas mis en avant: ce sont plutôt les intérêts nationaux qui cherchent à prévaloir et, alors que les problèmes sont nombreux (chômage, immigration, compétition avec les autres continents ou globalisation), chaque pays cherche plutôt à tirer son épingle du jeu. La Suisse, de ce point de vue, n’est pas en reste et a d’ailleurs, jusqu’ici, réussi plutôt bien, tout le monde le sait.

    Thésée, d’après Plutarque, avait aussi organisé ce qui n’existe pas dans l’Europe politique actuelle: une fête commune. Or, il est important pour une communauté de fêter ensemble, car dans la fête, tous les membres ont leur place, les faibles et les forts. La fête unit, fait sortir du quotidien, du travail, des problèmes, pour un moment de plaisir et d’intégration de tous. La fête est l’occasion de se découvrir les uns les autres autrement. Il ne serait pas trop difficile d’instaurer une fête commune de l’Europe.

    Ce que Thésée soutient aussi et que l’Europe n’a pas ou n’a plus, c’est une religion commune. Naturellement, en Europe, le christianisme sous diverses formes religieuses existe encore, mais on peut constater qu’il est affaibli et ne représente plus un courant majoritaire comme au Moyen-Age, qui a élevé un peu partout de magnifiques cathédrales de différents styles, y compris en Angleterre. Inventer une religion commune serait peut-être utile, mais c’est une autre paire de manches qu’inventer une fête…

    Géographiquement et historiquement, l’Angleterre ne peut pas sortir de l’Europe: ceci est existentiellement impossible. En revanche, sur le plan des structures économiques et politiques modernes, elle peut en sortir, mais elle va devoir inventer d’autres liens. Il ne peut pas en être autrement et ceci complique plutôt la situation européenne.

    Sur le plan linguistique, il devient paradoxal que l’anglais soit la langue des contacts européens, alors que l’Angleterre ne va plus être dans l’Europe institutionnelle. La situation ne justifie plus vraiment cette dominance linguistique. Actuellement, si un Espagnol, un Tchèque et un Polonais se rencontrent, ils vont parler anglais ensemble. Cette position internationale de la langue anglaise va se maintenir, car elle est très forte, mais elle est quand même un peu affaiblie par le Brexit, au profit, sans doute, des langues nationales.

    Ma conclusion: j’aime l’anglais, l’Angleterre et les Anglais malgré leur décision de Brexit.

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