Les larmes des héros

Men_running_in_a_chariot_race_at_the_Piha_Surf_Club_carnival,_ca_1938Ronaldo à terre, en larmes, le genou blessé. Un héros pleure-t-il ?

On n’oubliera pas de sitôt les images d’un Cristiano Ronaldo à terre, versant des larmes de frustration sur un genou abîmé par un choc violent avec un adversaire. La finale de l’Eurofoot 2016 a certes manqué de vivacité. Cependant le drame ronaldien, suivi de la réaction de fierté des Portugais face à des Français soudain dépourvus de leur énergie initiale, aura apporté une touche humaine à une partie qui menaçait de s’enliser.

On a aussi beaucoup parlé d’un papillon venu consoler Ronaldo, se posant sur son visage pour sécher ses larmes.

Mais au fait, un héros de la trempe de Ronaldo, connu pour son arrogance, a-t-il le droit de pleurer ? Sans doute : c’est précisément le caractère excessif du personnage qui lui donne son relief particulier. Les héros de l’épopée pleuraient aussi de chagrin, de rage, de frustration et d’humiliation.

Retour sur une autre compétition sportive, les jeux funèbres en l’honneur de Patrocle, au chant 23 de l’Iliade. Patrocle est mort, son fidèle compagnon Achille est partagé entre le désespoir et la colère – il verse quelques hectolitres de larmes à l’occasion – puis il décide de célébrer la mémoire du disparu en mettant sur pied des jeux athlétiques : course de char, boxe, course à pied. Pour les prix, on ne se contente pas de médailles, mais Achille offre des trépieds, du bronze ou encore des femmes.

La course de chars donne lieu à un duel particulièrement serré entre les concurrents de tête. Sur les cinq cochers, Diomède et Eumélos ont pris la tête et luttent pour la première place :

« Et voici qu’Eumélos aurait dépassé Diomède, ou du moins il lui aurait disputé la victoire, si Phoibos Apollon ne s’était pas irrité contre le fils de Tydée [Diomède] : il lui arracha des mains son fouet brillant. Dépité, Diomède laissa couler des larmes de ses yeux, parce qu’il voyait ses juments aller encore plus vite, mais elles se faisaient mal en courant sans aiguillon.

Athéna se rendit compte qu’Apollon apportait une aide illicite au fils de Tydée. Elle s’élança au secours du conducteur de troupes [Diomède] et lui remit un fouet, tout en redonnant de la vigueur aux juments.

Puis, en colère, elle se dirigea vers le fils d’Admète [Eumélos]. La déesse brisa le joug de son attelage ; les juments filèrent de part et d’autre de la piste, tandis que le timon tombait à terre. Quant à Eumélos, il culbuta hors du char et heurta une roue, s’éraflant les coudes, la bouche et le nez, puis se cognant le front, au-dessus des sourcils. Ses yeux s’emplirent de larmes, et il en perdit la voix vigoureuse.

Le fils de Tydée le contourna, contrôlant ses chevaux aux lourds sabots, et s’élança pour prendre une avance décisive sur les autres. »

[voir Homère, Iliade 23.382-399]

Tydée remporte donc la victoire, laissant Eumélos pleurer sur sa malchance. On reconnaît derrière ce coup du sort une manœuvre de la déesse Athéna.

ronaldo1bw.jpgHeureusement pour les héros, le sport peut aussi donner à rire. On peut espérer que, une fois la victoire portugaise pleinement savourée, Cristiano Ronaldo parviendra à porter un regard moins triste sur sa sortie de piste. Il pourra se souvenir de la mémorable glissade d’Ajax alors qu’il est sur le point de ravir la victoire à Ulysse dans la course à pied. Le premier prix consiste en un cratère précieux, vase magnifique ; pour le second, ce sera une vache. Les deux coureurs sont au coude à coude lorsqu’Ulysse demande un petit coup de pouce à Athéna (encore elle !).

« Comme ils approchaient de la fin du parcours, voici qu’Ulysse appela la déesse aux yeux pers, Athéna, à son secours, priant en son for intérieur : ‘Écoute-moi, déesse, apporte ton secours bienveillant à mes jambes !’

Pallas Athéna entendit ses prières et rendit ses membres rapides, aussi bien les pieds que ses mains au-dessus. Et comme ils étaient tous deux à un doigt de se saisir des prix, Ajax glissa dans sa course – mis en difficulté par Athéna – sur les bouses des vaches mugissantes que l’on avait sacrifiées, celles-là mêmes qu’Achille aux pieds rapides avait tuées en l’honneur de Patrocle. La bouche et le nez d’Ajax se remplirent de bouse.

L’endurant Ulysse, arrivé le premier, s’empara du cratère ; quant au brillant Ajax, il saisit la vache. Mais voilà qu’il se retrouva avec la corne de la vache rustique dans la main, crachant encore de la bouse ! Il s’adressa alors aux Argiens : ‘Aïe ! C’est la déesse qui a entravé mes pieds ! Depuis toujours, elle se tient à côté d’Ulysse comme si elle était sa maman, et maintenant aussi elle lui donne un coup de main.’

Tout le monde rigola gentiment de ce qui lui était arrivé. »

[voir Homère, Iliade 23.768-784]

Alors, les héros doivent-ils pleurer ou rire ? Les deux, mon général ! Il y a un moment pour pleurer, et Ronaldo Cristiano avait bien le droit de laisser éclater son dépit. Ensuite, il faut savoir aussi rire de sa mésaventure.

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4 réflexions sur “Les larmes des héros

  1. Encore un attentat meurtrier en France cette semaine, qui brise des vies innocentes: pour le commun des mortels, cette Terre est-elle une « vallée de larmes », selon l’expression biblique? La différence est que le héros, lui, ne reste pas dans les larmes. Il continue son chemin et il sort de la Vallée des larmes, comme Job qui avait tout perdu. C’est peut-être parce qu’un souffle divin – qu’on l’appelle Dieu ou Athéna ou souffle de vie n’a finalement pas trop d’importance – l’a touché? Mme Lytta Basset explique tout cela très bien. De là à rire, il y a beaucoup, mais au moins, le héros sort de l’enlisement de la dépression, de la rancoeur, des ressentiments.

    Le héros qui pleure prend un aspect humain. Que ce soit Eumélos ou Diomède, Ulysse ou Cristiano Ronaldo, les fans ne s’y trompent pas, qui n’en veulent pas à leur héros d’avoir pleuré. Au contraire, le héros qui ne pleure pas court le risque de basculer vers le monstre: « héros », entre guillemets, fasciste ou stalinien: les statues ou les photos nous les montrent bardés de médailles, mais impersonnels et raides, et l’Histoire les a dévissés de leurs socles de propagande. Faux héros extrémistes religieux qui confisquent l’Islam et que l’Histoire désavouera plus tard aussi. Chaque fois, des idéologies diverses tentent d’imposer l’Homme Nouveau comme modèle pour une population à travers eux. « Héros » du travail, Stakhanov, qui fait des émules en Suisse, même si les imitateurs ne connaissent pas son nom. Toute expression de faiblesse et de découragement sont alors bannies, or les larmes en sont une.

    Naturellement, les larmes ne sont qu’un bref épisode de la vie du héros. En effet, quelqu’un de geignard, pleurnicheur, toujours effondré et au bord des larmes, ne peut plus être un héros. Il ne peut plus servir de modèle, car par contagion, il pourrait aussi décourager l’entourage. Tout au plus, c’est un anti-héros. Et cela peut faire du bien aussi: quand une époque est fatiguée de se voir proposer des héros lointains et hors d’atteinte, elle se donne des anti-héros, plus libres, moins guindés et délivrés du tabou qui interdit – aux hommes surtout – de pleurer. C’est ainsi que les héros du 19ème siècle romantique ou du roman grec tardif veulent pleurer sans complexe. Rien de Superman l’Américain ni du Surhomme nietzschéen.

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  2. Δάκρυον γὰρ αἶμα τραύματος ψυχῆς (Achille Tatius).
    Une larme est le sang d’une blessure de l’âme.

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  3. Δάκρυον γὰρ αἶμα τραύματος ψυχῆς (Achille Tatius, VII, 4, 5).
    En effet, une larme est le sang d’une blessure de l’âme.

    Très jolie la métaphore et le rapprochement corps et âme. Semble une évidence une fois qu’on l’a lu.

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