Nos repères changent, les rôles attribués aux femmes et aux hommes, ou aux parents et à leurs enfants, sont moins nettement définis : un processus de réinvention qui remonte à l’Antiquité
« Quoi ? Des hommes qui donnent le sein à leurs enfants ? Une fille qui allaite son père ? Mais où va notre monde ? À chacun son rôle, pardi ! »
Le débat sur la définition du genre est complexe, ardu et parsemé d’embuches. En schématisant à l’extrême, on pourrait dire que, pour les uns, on serait homme ou femme parce qu’on est né avec une morphologie donnée ; pour les autres, le genre résulterait d’une construction mentale, d’une convention.
De même, les parents sont les parents, et les enfants sont les enfants. Inverser les générations ? Impensable. Et pourtant…
Les différences morphologiques permettent à certains de justifier des inégalités de rôles : « Tu vas rester à la maison pour t’occuper des enfants, puisque de toute manière ce n’est pas moi qui peux les porter dans mon ventre ou les allaiter. » Ou alors : « C’est moi qui commande parce que je suis ton père. Tu peux accumuler les années, mais tu ne pourras jamais me rattraper. »
Alors, on échange les rôles ? Plutôt difficile : l’utérus du mâle, ce n’est pas pour demain ; la lactation masculine relève pour l’instant du fantasme ; et jusqu’à nouvel avis, les parents vont rester les parents.
Il n’est toutefois pas interdit de donner libre cours à nos pensées, ne serait-ce que pour voir si tout est aussi clair que nous le pensons. Un père qui donne le sein à des enfants, une fille allaitant son père : situations improbables qu’évoque un poète de l’Antiquité tardive, Nonnos de Panopolis.
Les lecteurs assidus de ce blog ont déjà croisé le chemin de Nonnos : d’origine égyptienne, ce poète du Ve siècle ap. J.‑C. a composé les Dionysiaques, un poème-fleuve de 48 chants (le double de l’Iliade !) sur Dionysos. Le dieu du vin dirige une vaste expédition militaire qui le conduit jusqu’en Inde, où il affronte des hordes d’ennemis aussi sauvages que bizarres.
C’est dans ce contexte que Dionysos est opposé à des personnages qui suscitent l’attention du lecteur précisément parce qu’ils ne se comportent pas comme les Grecs. Si en Grèce ce sont les femmes qui donnent le sein à leurs enfants, il existerait – nous dit Nonnos – des peuplades éloignées où les hommes s’acquitteraient de cette tâche.
« (…) et ceux qui occupent l’extrémité de l’île des Grées, où les enfants, au lieu de téter de leur mère comme cela se fait d’habitude, prennent le sein mâle de leur père, porteur de lait (…) »
[voir Nonnos de Panopolis, Dionysiaques 26.51-54]
Un peu plus loin, le poète rappelle l’histoire étrange d’Éérié, une fille qui, par son lait maternel, sauve la vie de son père.
« Tectaphos (…) avait une fois échappé à la mort en se nourrissant, par ses lèvres assoiffées, du liquide issu du sein de sa fille – c’est elle qui avait imaginé cette ruse pour sauver son père –Tectaphos dont la peau desséchée se défaisait, un cadavre ambulant.
Le roi Dériadès avait mis à exécution une menace terrible et il écrasait Tectaphos d’un amas de liens. Il le gardait prisonnier dans une fosse puante, sans nourriture ni boisson, le corps exténué par la faim, sans qu’il puisse voir ni le soleil ni le beau disque de la lune. L’homme était dissimulé dans les profondeurs souterraines de la terre, enchaîné, sans boisson, sans la moindre nourriture, sans voir personne, dans les flancs de la terre, dans le creux de la roche, il gisait misérable.
Avec le temps, la faim l’avait épuisé ; de sa bouche vide, il émettait un faible souffle, et sa respiration faisait croire qu’il avait rendu son dernier soupir. Des odeurs nauséabondes s’exhalaient de sa peau desséchée comme d’un cadavre.
Il y avait une armée de gardiens pour surveiller le prisonnier ; c’est alors que sa fille, une rusée, les confondit par un discours trompeur. Se présentant en suppliante, elle poussait un cri profond, la jeune fille, tout en secouant ses vêtements par ruse.
‘Gardiens’, dit-elle, ‘ne me tuez pas ! Je ne porte rien sur moi, je suis venue voir mon père sans nourriture ni boisson. Des larmes, oui ! des larmes, voici tout ce que j’ai à livrer à mon géniteur ! Mes mains vides parlent pour moi. Si vous ne me croyez pas, eh bien ! si vous ne me croyez pas, défaites mon corsage irréprochable, arrachez mon voile, secouez mes vêtements de vos mains. Je suis venu sans la moindre boisson salvatrice.
Allez-y ! Enfermez-moi aussi avec mon père dans les profondeurs souterraines ! Vous n’avez rien, rien à craindre de moi, même si le roi l’apprend. Qui se met en colère contre quelqu’un qui prend pitié d’un mort ? Qui s’irrite contre un misérable mort ? Qui ne s’émeut devant une personne qui a rendu son dernier souffle ? Je vais fermer les yeux de mon père, ces yeux qu’il n’a pu clore. Enfermez-moi ! Quelle raison d’envier la mort ? Qu’une sépulture unique reçoive deux défunts, le père et sa fille !’
Avec ces paroles, elle parvint à les fléchir. La jeune fille entra donc dans la fosse, un rayon de lumière pour son père dans l’obscurité. Une fois au fond du gouffre, elle déversa de ses seins, dans la bouche de son père, le lait salvateur, sans trembler.
En entendant raconter l’acte de piété d’Éérié, Dériadès fut saisi d’admiration. Le père de cette jeune fille avisée fut libéré de ses liens, pratiquement à l’état de cadavre. L’histoire se répandit loin à la ronde, et l’armée des Indiens fit les louanges du sein salvateur qu’avait tendu la fille pleine de ruse. »
[voir Nonnos de Panopolis, Dionysiaques 26.101-145]
Ce récit ne constitue bien sûr pas un plaidoyer pour l’effacement des générations. Le roi Dériadès est stupéfait par le comportement de la jeune fille qui, par la ruse (« rien dans les poches, rien dans les mains ! »), parvient à tromper la vigilance des gardiens de son père. Nonnos, comme les autres auteurs qui ont traité le sujet, met surtout en avant le dévouement de la fille. On retrouve, sous une nouvelle forme, l’héroïsme d’une Antigone parvenant à donner les honneurs funèbres à son frère malgré la présence de soldats armés.
Néanmoins, un tel récit suscite l’étonnement, peut-être aussi un certain malaise. Un père, qui a contribué à donner la vie à sa fille, est sauvé par cette même fille grâce à une exceptionnelle inversion des rôles entre les générations. Ce thème a été traité par divers auteurs latins et repris par plusieurs peintres.
On ne cherchera pas nécessairement à généraliser la pratique. Pour Nonnos, au Ve siècle, l’histoire venait de l’Inde lointaine ; mais aujourd’hui de telles remises en question sont toujours plus proches de nous.
[image : Hans Sebald Beham (env. 1500-1550), Cimon et Péro (une variante de la même histoire)]
Les pratiques et représentations liées à l’allaitement ont effectivement toujours joué un rôle crucial dans les rapports sociaux et les rapports de genre en particulier. On peut dire que l’allaitement est un bon révélateur des normes de genre : récemment par exemple, il y a eu plusieurs cas de jeunes mères inquiétées parce qu’elles allaitaient en public… Heureusement, des bataillons de nourrissons et de mamans se sont mobilisés pour protester ! http://www.magicmaman.com/,allaitement-en-public-une-manifestation-pour-soutenir-une-maman-anglaise-discriminee,2224,2147847.asp (ces « breastfeeding flashmob » se multiplient dans le monde entier ; un autre exemple ici : https://www.youtube.com/watch?v=0r3I9r612Hw)
L’allaitement et son histoire font l’objet d’un vaste projet de recherche dans une approche interdisciplinaire et diachronique. Dans le cadre de ce projet sont organisées de rencontres et conférences vraiment passionnantes ; on trouvera le programme ici https://unige.ch/lactationinhistory/
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Pas facile de trouver ce texte en grec sur Internet. Il n’y est pas? Par le premier texte de ce blog à propos de Nonnos de Panopolis, j’avais eu l’impression qu’il ne vaut pas trop la peine de lire cet auteur: trop de bavardage, trop de prolixité. Maintenant, je change d’impression: il vaut peut-être la peine de le lire? Si on aime l’exotisme et les anecdotes extraordinaires?
Le titre du blog montre une confusion des rôles qui confine à l’inceste, mais il faut dire qu’en cas de situation sortant de l’ordinaire, l’homme est capable d’idées surprenantes et moins choquantes que cela ne le serait dans une situation de vie normale.
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Sur le commentaire précédent: sommes-nous encore dans le puritanisme, voire la tartufferie? cf. l’hypocrite Tartuffe de Molière, III, 2, 860-864:
Tartuffe:’Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.’
Dorine. ‘Vous êtes donc bien tendre à la tentation
Et la chair sur vos sens fait grande impression!’
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Effectivement, Nonnos n’est pas accessible sur Internet.
Auteur au style archi-baroque, il demande un peu de patience pour se laisser apprivoiser ; mais les Dionysiaques contiennent des merveilles.
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Alors, je mettrai aussi Nonnos de Panopolis sur ma liste de lectures grecques à faire dans le futur, car j’ai besoin de quelques merveilles pour compenser les horreurs dont les médias nous abreuvent quotidiennement, sous prétexte de nous mettre au courant des réalités du monde. Mais si nous n’avons plus que cet aspect (guerre, conflits, problèmes et difficultés diverses) autour de nous, nous pourrions déprimer, comme beaucoup le font. Or, en déprimant, nous ne sommes utiles ni aux autres ni à nous-mêmes. Donc autant embellir notre vie, puisque c’est ainsi que nous trouverons des forces.
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