Les robots sont en train de devenir une réalité dans notre quotidien. Homère les avait déjà imaginés ; et Aristote a entrevu les conséquences sociales de l’introduction de ces machines dans notre vie.
Nous ne sommes plus dans le fantasme : les robots commencent à intégrer notre monde réel, et ce n’est qu’un début. Robots soudeurs dans des usines de voitures, robots pour accueillir les clients dans des hôtels ou des restaurants, robots démineurs ou soldats, aides-soignants robotisés ; et l’on pourrait facilement allonger le catalogue.
Ces nouveaux développements soulèvent une foule de question. Le robot doit-il être considéré comme un simple outil, alors qu’il va remplacer des employés et les priver de leur poste ? Faut-il taxer le travail d’un robot ? Et dans le fond, si nous fabriquons des robots pour vivre à notre place, qu’allons-nous faire de nous-mêmes ?
Le mot « robot » nous vient du tchèque, mais le concept remonte à la plus haute Antiquité. Le dieu Héphaïstos s’était déjà fabriqué une série de trépieds à roulettes qui se déplaçaient tout seuls :
« Thétis aux pieds d’argent arriva chez Héphaïstos, dans sa demeure indestructible, brillant comme les astres, remarquable parmi les immortels, fabriquée en airain. Le dieu boiteux se l’était fabriquée lui-même.
Thétis le trouva en train de s’activer en tournoyant autour des soufflets de sa forge, tout en sueur. Il avait construit une bonne vingtaine de trépieds qu’il avait alignés le long de la paroi de la salle bien bâtie. Il avait fixé des roulettes en or sous la base de chaque trépied, pour qu’ils entrent automatiquement dans l’assemblée des dieux et qu’ils retournent ensuite dans sa maison. Quel spectacle extraordinaire ! Il les avait presque terminés : il lui restait à attacher les poignées ouvragées ; il était en train de les préparer et de forger les attaches. »
[voir Homère, Iliade 18.369-379]
Des trépieds qui se déplacent automatiquement, comme votre aspirateur ou votre tondeuse à gazon.
Si tout cela nous paraît presque banal, ce n’était pas encore le cas du temps d’Héphaïstos et des héros du temps jadis, pour qui seul un dieu ou un inventeur d’un talent extraordinaire pouvait concevoir de tels engins. Dédale, inventeur du labyrinthe et premier homme volant (il a perdu son fils dans l’aventure), devait attacher les statues qu’il fabriquait ; sinon, elles risquaient de prendre la fuite.
Quant au philosophe Aristote, il avait anticipé la dimension sociale de l’introduction des robots : il avait en effet compris le caractère hybride de telles machines, situées entre l’outil et l’individu. Accrochez-vous, c’est Aristote, il est un peu plus sec qu’Homère…
« La propriété est un élément constitutif de la maisonnée, et l’art d’acquérir de la propriété est un acte de gestion de la maisonnée : car sans le nécessaire, il est impossible à la fois de vivre et d’avoir une bonne qualité de vie. Or pour un métier particulier, il est nécessaire de disposer des outils appropriés si l’on veut réaliser son ouvrage ; et il en va de même pour celui qui gère une maisonnée.
Parmi les outils, certains sont inanimés, d’autres sont animés : ainsi par exemple, pour le pilote de bateau, le gouvernail est un outil inanimé, tandis que la vigie à la proue du navire est un outil animé. Car l’assistant dans un métier est une espèce d’outil.
De la même façon, un bien de propriété constitue un outil pour vivre, et l’acquisition consiste à avoir une quantité d’outils, et l’esclave est en quelque sorte une propriété animée. En outre, tout assistant est comme un outil multiple : car si chaque outil pouvait recevoir nos ordres, ou les anticiper pour exécuter chacune des tâches qui lui seraient assignées (comme ce que l’on raconte à propos des statues de Dédale ou des trépieds d’Héphaïstos, dont le poète disait qu’ils ‘entraient automatiquement dans l’assemblée des dieux’), et si de la même manière les navettes tissaient automatiquement, si les plectres jouaient tout seuls de cithare, alors les constructeurs n’auraient plus besoin d’assistants, et les maîtres n’auraient plus besoin de serviteurs. »
[voir Aristote, Politique 1.2.4-5 (1253b)]
Oui, vous avez bien lu : Aristote envisage déjà, à son époque, la possibilité que des machines automatiques viennent remplacer les hommes, avec pour conséquence qu’il ne serait plus nécessaire d’employer des humains pour faire le travail. Pour Homère, ce n’était qu’un fantasme entre les mains d’un dieu ; pour Aristote, le fantasme devenait une possibilité ; et aujourd’hui, nous sommes en train d’en faire une réalité.
Dès la semaine prochaine, la rédaction de ce blog sera confiée à un robot.
[image: Genco Gulan, Sculpture, robotic arm]
p.s. : d’autres ont parlé de cette question en détail, et de manière plus compétente que votre serviteur.
Dans le texte d’Homère, le mot οὔατα a deux sens: oreille et poignée. Or, j’aime assez le sens d’oreille, car, puisqu’il s’agit de machines qui se déplacent toutes seules, on pourrait imaginer qu’elles ont aussi des oreilles qui les rendent réceptives aux commandes vocales. Héphaïstos leur ordonnerait donc: « allez à l’assemblée des dieux! » ou bien « revenez, maintenant! ». Et les trépieds-robots, avec leurs oreilles, reconnaissent la voix et font ce qu’on leur dit. Mais cela peut être aussi un combiné, des oreilles-poignées. Comme quand quelqu’un se fait tirer les oreilles: on le soulève légèrement, comme un trépied, par ses oreilles-poignées…
Le texte d’Aristote se trouve dans Remacle en 1253b 4-5, mais dans les Hodoi Elektronikai en 1254b 4-5: il faut un peu le chercher (pour ceux qui voudraient le lire). En tout cas, oui, Aristote est aussi ici une sorte de Jules Verne qui imagine un futur mécanisé, robotisé, avec l’idée que cela supprimera la nécessité d’avoir des employés: étonnant! Puisqu’il parle de maison, disons que les robots de cuisine ont supprimé des travaux durs et longs. Mais d’autres appareils sont moins nécessaires et, à partir d’inventions utiles, il y a aussi un déferlement de robotique et de gadgets.
A partir de la semaine prochaine, la rédaction de ce blog sera confiée à un robot? Il existe déjà la traduction automatique: vous entrez un texte dans une machine dans une langue et il ressort, tout de travers d’ailleurs, dans une autre langue: il faut alors le corriger; la machine à traduire peut être une aide à la traduction, mais elle ne remplace pas encore la traduction. Mais comment un robot fera-t-il la combinatoire de textes de l’actualité avec des textes anciens? Même si cette combinatoire est parfois un peu aléatoire? Qui sera capable de le programmer en ce sens? Il vaut mieux que la tâche reste confiée à un simple homme – qui peut être soit un homme simple soit un homme compliqué, ceci est égal. En tout cas, je m’empresse, avant la semaine prochaine, d’apporter mes remerciements à M. Schubert pour son blog, tant qu’il reconnaît l’avoir écrit en tant qu’être humain jusqu’ici, car je me sentirais ridicule d’apporter mes remerciements à un blog-robot.
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