Cela n’arrivera jamais ? Et pourtant si… Petit rappel de quelques événements impossibles qui se sont néanmoins réalisés.
Nos amis américains ont fait ce que beaucoup pensaient impossible : déjouant les sondages, ils viennent d’élire à la tête de leur pays un homme d’affaires sans scrupules, sexiste, raciste, tricheur et menteur. Donald Trump répète la leçon que l’on aurait dû tirer de l’inattendu Brexit : ce que nous tenons pour très improbable un jour peut se produire le lendemain. Votre serviteur s’y est aussi laissé prendre : voir Trump et re-Trump. La catastrophe nucléaire de Fukushima appartient également à cette catégorie d’événements que peu de spécialistes auraient considérés comme envisageables.
Nous utilisons fréquemment des expressions comme « quand les poules auront des dents, je te laisserai prendre le volant de ma BMW » ; autrement dit : jamais. Jamais, vraiment ? Dans l’Antiquité, de tels événements ont un nom : on parle d’un adynaton « événement impossible ». Or il se trouve que l’événement adynaton est fait pour se réaliser, comme on va le voir à travers deux exemples.
Commençons par Œdipe, qui a l’imprudence de se pencher sur ses origines :
« Voici que, pendant un festin, une homme qui avait abusé du vin me traite de bâtard : mon père ne serait pas celui que l’on pense. L’accusation me peina et j’eus de la difficulté à me contenir pendant toute la journée.
Le lendemain, cependant, j’allai trouver mon père et ma mère pour m’enquérir de la vérité. Ils furent très fâchés envers celui qui avait laissé échapper une telle affirmation. Leur réponse me rassura.
Néanmoins, cette pensée insidieuse me taraudait toujours car elle me revenait souvent à l’esprit. Je pris alors la route à l’insu de ma mère et de mon père et je me rendis à Delphes, où Phébus [Apollon] me renvoya sans honorer ma question. Cependant, il m’annonça des malheurs terribles et lamentables : le destin voulait que je m’unisse à ma mère, que je produise une descendance insupportable à voir pour les hommes, et que je sois le meurtrier du père qui m’avait engendré. »
[voir Sophocle, Œdipe Roi 779-793]
S’unir à sa mère et tuer son père ? Impossible, adynaton ! Eh bien non, Sophocle nous montre comment cet événement inattendu se produit envers et contre tout.
Un autre adynaton :
« Crésus [roi de Lydie] envoya des cadeaux aux Delphiens et interrogea l’oracle pour la troisième fois ; car depuis qu’il avait compris que cet oracle ne mentait jamais, il y recourait constamment. Il l’interrogea donc cette fois-ci pour savoir si son règne durerait longtemps. La Pythie lui répondit :
Quand un mulet deviendra roi des Mèdes,
alors, Lydien au pas langoureux, fuis le long du cours de l’Hermos,
ne reste pas sur place et n’aies pas peur de passer pour un lâche.
Crésus fut très content des vers qu’il avait reçus en réponse : car il lui paraissait impossible qu’un mulet puisse jamais régner à la place d’un homme sur les Mèdes, et il pensait que ni lui ni ses descendants ne perdraient jamais le pouvoir. »
[voir Hérodote 1.55-56]
Il est presque superflu de le préciser : l’adynaton va bien sûr se réaliser. Le mulet, c’est Cyrus, né d’un Perse et d’une Mède ; et il mettra effectivement fin au règne de Crésus.
Quelle leçon tirer de tout cela ? Tout d’abord, que les événements considérés comme impossibles ont une fâcheuse tendance à se réaliser ; ensuite, que les signaux sont souvent là, audibles ou visibles de tous, mais qu’il faut que les gens en tiennent compte ; et finalement, que les Démocrates américains auraient probablement dû consulter l’oracle de Delphes.
Il reste un dernier adynaton : à vues humaines, il paraît impossible qu’une femme soit jamais élue Présidente des États-Unis. Impossible ? Il ne faut jurer de rien…
[image: montage à partir de portraits d’Hillary Clinton et de Donald Trump]
Dans les deux textes grecs de Sophocle et d’Hérodote, le destin malheureux d’Oedipe et de Crésus est écrit d’avance quelque part dans les astres et l’oracle de Delphes sert de moyen de communication, d’ailleurs voilé et peu clair, entre ce destin prédéterminé et les hommes. On ne peut pas échapper à son destin: c’est ce que Cocteau avait appelé « La machine infernale », en reprenant l’histoire d’Oedipe et son déroulement fatal.
Or, à l’époque moderne, en tout cas en Occident, nous n’avons plus le sentiment que notre destin est figé, écrit d’avance quelque part et qu’on ne peut rien faire contre cela. Au contraire, nous avons le sentiment que nos choix et nos réflexions nous permettent d’orienter nous-mêmes notre vie. Nous avons donc plus de responsabilité personnelle qu’Oedipe ou Crésus, mais aussi plus de culpabilité en cas d’échec.
Dans le cas de l’élection de Trump ou dans celui du Brexit, on pourrait dire, en reprenant une idée à Epictète, qu’au fond ces choix n’ont pas dépendu de nous. C’est le choix d’autres personnes, des Américains et des Anglais, choix que nous n’aurions pas fait si nous avions été à leur place. Ce n’est pas notre choix, car nous n’avons pas le droit de vote dans ces pays. Ceci nous dégage de la responsabilité et nous amène à une certaine sérénité.
Cependant, dans un monde globalisé, les conséquences de ces choix faits par d’autres peuvent quand même retomber sur nous de façon désagréable: nous pouvons en être les victimes en raison de l’économie globalisée, des finances mondiales, du changement climatique qui passe les frontières, sans parler des guerres et de leurs conséquences migratoires. Alors comment se protéger de choix politiques qui nous sont quand même indirectement imposés? Si on le peut, il est bon de se créer une autonomie parallèle, une indépendance relative.
On peut aussi se demander si la nationalité qui nous est attribuée à la naissance et qui nous donne le droit de vote à notre majorité est adaptée au temps présent. La création des nations est un héritage du passé, très liée aux langues. Mais dans un monde globalisé, nous devrions avoir aussi une identité planétaire, avec un droit de vote planétaire, Ainsi, nous pourrions aussi faire peser notre minuscule voix et notre droit de vote dans l’économie mondiale, la finance globalisée et le changement climatique, puisque tout ceci nous concerne. Pour l’instant, nous devrons subir le choix des autres et cela est assez pénible – malgré Epictète qui nous encourage au détachement.
J’aimeJ’aime
Pingback: L’art de se faire des ennemis | pour l'amour du grec