Ruiné parce qu’il mangeait trop

erysichtonManger jusqu’à ruiner sa maisonnée : voilà le triste destin d’Érysichton, puni pour avoir offensé la déesse Déméter.

Il a mangé avec un tel appétit qu’il en a ruiné sa famille. Un client du MacDo ? Non : Érysichton. Si vous ne connaissez pas cet homme au nom difficile à prononcer, lisez la suite et retenez l’avertissement.

On ne cesse de nous mettre en garde contre l’excès de nourriture ou contre la ‘malbouffe’, laquelle perturberait même le cerveau de nos adolescents. L’excès pondéral qui découle des excès alimentaires produit par ailleurs des maladies : affections cardio-vasculaires, diabète etc.

Pour diverses raisons, le problème ne se posait pas de manière aussi aiguë dans l’Antiquité. La nourriture était généralement moins abondante qu’aujourd’hui, ce qui réduisait les tentations. On consommait plus de fibres, et moins de viandes, ces dernières apparaissant sur les tables surtout à l’occasion d’un sacrifice pour les dieux.

Or c’est justement avec les dieux que l’affaire se complique un peu. Érysichton est un jeune homme, fils d’un roi de Thessalie. Dans son égarement, il décide de faire couper des peupliers poussant dans un bois consacré à Déméter. Il s’agit de la déesse qui nous donne la nourriture que nous tirons de la terre. Érysichton, lui, voudrait utiliser les peupliers pour se construire une salle de banquet et festoyer avec ses amis. On ne sera donc pas étonné que la déesse, courroucée, punisse le sacrilège en agissant précisément sur son appétit.

« Aussitôt, [Déméter] lui envoya une faim pénible et intense, brûlante et impérieuse. Le mal causait en lui un grand abattement. Le malheureux ! Autant il mangeait, autant il en voulait encore ! Ils étaient vingt à lui préparer de la nourriture, et douze à lui tirer le vin ; car ce qui irrite Déméter déplaît aussi à Dionysos.

Ses parents, tout honteux, devaient renoncer à l’envoyer à des repas ou des banquets, et l’on recourait à toutes les excuses. Voici que les fils d’Ormenos venaient lui demander de participer au concours en l’honneur d’Athéna Ithonienne ; mais sa mère déclina l’invitation : ‘Il n’est pas à la maison : il est parti hier pour Crannon pour récupérer une créance de cent bœufs.’

Vint alors Polyxo, la mère d’Actorion, qui préparait le mariage de son fils, et elle voulait inviter à la fois Triopas et son fils [Érysichton]. Le cœur gros, la brave dame en larmes répondit : ‘Triopas viendra, bien sûr ! Mais Érysichton a été blessé par un sanglier dans les beaux vallons du Pinde, et cela fait neuf jours qu’il est alité.’

Pauvre mère ! Tu aimais ton enfant, quel mensonge n’as-tu pas inventé ?

Quelqu’un organisait une fête ? ‘Érysichton est absent.’ Un mariage ? ‘Érysichton a été blessé par le lancer d’un disque.’ Ou alors : ‘Il a fait une chute à cheval.’ ‘Il est occupé à compter le bétail sur le Mont Othrys.’

Cependant lui, enfermé chez lui, mangeait toute la journée, bouffant des quantités astronomiques. Et son vilain ventre lui faisait des lancées toujours plus violentes à chaque fois qu’il mangeait plus, et toutes les nourritures se déversaient en vain, sans qu’il soit rassasié, comme dans les profondeurs de la mer.

Comme la neige sur le Mimas, comme une poupée de cire sous le soleil, et bien pire encore, il dépérissait au point qu’on ne voyait plus que du nerf ; à la fin, il ne restait que les tendons et les os.

Sa mère pleurait, tandis que ses deux sœurs se lamentaient profondément, et aussi la nourrice qui lui avait donné le sein, ainsi que les dix servantes. Triopas lui-même arrachait à pleines mains ses cheveux blancs, tout en suppliant Poséidon – lequel n’écoutait pas : ‘Faux père, vois donc ta descendance à la troisième génération ! Je suis bien ton fils, n’est-ce pas, et ma mère est Canacé, fille d’Éole ? Et ce malheureux rejeton, c’est mon fils. Ah ? si seulement il avait été frappé par les flèches d’Apollon, pour que je l’ensevelisse de mes propres mains ! Mais maintenant il est là, sous mes yeux, à dévorer comme un vilain glouton… Débarrasse-le de ce pénible mal, ou alors c’est toi qui le prends et le nourris ! Car mes tables n’ont plus rien à offrir. Mes enclos sont vides, mes bergeries n’ont désormais plus une bête, et les cuisiniers m’envoient promener.’

On avait même détaché les mules de leurs grands chariots, et il avait dévoré la génisse, et aussi le cheval de guerre, et même le chat, devant lequel la petite vermine tremblait. Tant qu’il y eut de la nourriture dans la demeure de Triopas, seules les personnes introduites dans la maison étaient au courant du malheur. Mais quand il eut mis à sec et à sac les profondeurs de la maison, alors le fils du roi s’assit aux carrefours, mendiant pour obtenir les restes et les déchets des repas. »

[voir Callimaque, Hymne à Déméter 66-115]

Si l’on en croit le poète Ovide, Érysichton aurait même vendu sa propre fille pour se payer à manger.

Triste histoire que celle d’Érysichton, le fils d’un roi réduit à mendier pour satisfaire un appétit insatiable. Depuis, Déméter s’est montrée plus généreuse, en tous cas dans nos contrées : nous croulons sous la nourriture et nous devons nous faire conseiller pour essayer de manger moins. Weight Watchers fait des affaires et, tandis qu’une partie de l’humanité vit dans la crainte d’une famine, les autres s’empiffrent. Gardez les miettes pour Érysichton…

[image : Jan Steen, Érysichton vend sa fille Mestra (entre 1650 et 1660). On remarquera, en bas à droite, la hache qui a servi à abattre un peuplier.]

3 réflexions sur “Ruiné parce qu’il mangeait trop

  1. Cher Paul, vraiment je me régale à chaque nouvel article rédigé de ta belle plume teintée d’humour. Je suis ravie de découvrir à chaque fois de nouveaux liens entre cette Antiquité lointaine et pourtant parfois si proche, grâce aux textes que tu choisis pour les illustrer.
    Il n’y a plus beaucoup d’hellénistes dans nos contrées, mais ceux qui restent en terre jurassienne apprécient beaucoup de travailler certains thèmes qui émanent de tes articles ! Un tout grand merci !

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    • Chère Corinne,
      Merci pour cette réaction, qui fait évidemment plaisir à lire. Comme tu peux t’en douter, j’ai aussi un certain plaisir à préparer ces textes.
      Je profite de l’occasion pour rappeler aux éventuels lecteurs les choix que j’ai faits en matière de traduction. Toutes les traductions sont de moi, et certaines peuvent surprendre. Je ne trahis jamais le grec (ou alors c’est par erreur, mea culpa maxima), mais je m’efforce de donner un certain ton à ces textes, pour montrer qu’ils ne sont pas si décalés de notre réalité quotidienne qu’il y paraîtrait de prime abord.
      Bonne lecture à tous!
      Amicalement,
      Paul

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  2. J’ai lu avec plaisir d’autres commentaires que les miens et appris qu’il existe des hellénistes en terre jurassienne. Or, j’aime le Jura, parce qu’il s’étend sur les deux pays de France et de Suisse et pour ses immenses étendues vertes de sapins et de feuillus. Suis-je urbaine ou rurale? En tout cas, comme je suis née dans un pays de soleil, même si je vis en Suisse alémanique (non, je ne suis pas née en Grèce…mais à Toulouse), je trouve qu’il pleut parfois un peu beaucoup dans le
    Jura.

    Le texte d’aujourd’hui pourrait bien intéresser des adolescents, car il n’est pas rare que cet âge soit touché par des maladies liées à la nourriture: l’anorexie et la boulimie. Ce texte présente plutôt une forme de boulimie fantastique (βούβρωστις, v. 102). Et, parce que c’est un peu la même démesure qui y est exposée, il m’a rappelé « l’apprenti sorcier » de Lucien, repris par Goethe et bien connu par expression courante « jouer à l’apprenti sorcier »: Erysichton, comme l’apprenti sorcier, est débordé par la situation et son entourage aussi; et il y a le même sentiment de culpabilité, on doit cacher la bêtise faite.

    J’ai aussi constaté que Callimaque, dont nous avons déjà lu un texte il y a peu, est au programme de l’Agrégation de Lettres Classiques 2017, du moins pour les Hymnes. Or, je regarde régulièrement ce qui est donné à lire aux candidats à cette agrégation, par curiosité pour ce qui se fait dans ce domaine et aussi parce que je pense – j’espère -, que le programme de lectures plurilingues de français-latin-grec a été bien pensé, par un choix équilibré des oeuvres.

    Callimaque n’est pas trop facile pour moi – comme Pindare il y a quelques semaines – , c’est-à-dire qu’il s’y trouve des mots inconnus et rares par rapport à mes autres lectures grecques. Quelques exemples de ces mots dans le texte d’aujourd’hui: εἴκατι (v. 69) pour εἴκοσι, προχάνα (v. 73), τέλθος (v. 77), ἀμιθρεῖ (v.86), ἀλεμάτως (v.90) etc. Naturellement, comme pour tous les dialectes, on en vient à bout par un travail spécifique sur ce vocabulaire. Et les Hymnes de Callimaque ne sont pas nombreux, cela facilite.

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