Lettre posthume d’un terroriste

archiducUn disciple de Platon décide de tuer le chef du gouvernement. Il laisse une lettre que l’on découvre seulement après l’attentat.

Le mot « terroriste » fait l’objet d’un usage plutôt ambigu : d’une part, on l’utilise pour désigner des personnes qui commettent des actes de violence sanglante sur des innocents, pour semer la terreur ; d’autre part, tous les tyrans et potentats du monde trouvent commode de qualifier de « terroristes » leurs opposants, surtout si ces derniers recourent à la force pour résister.

Il ne fait nul doute que Chion d’Héraclée, s’il avait vécu à notre époque, aurait été classé dans la catégorie des terroristes. Originaire d’Héraclée, sur les bords de la Mer Noire, ce disciple de Platon arrive à la conclusion que, pour écarter un tyran, il n’y a qu’une solution : il faut l’éliminer. Chion prépare donc son attaque, et il la documente également. Nous possédons en effet son abondante correspondance qui permet de suivre le cheminement moral de ce jeune homme jusqu’au moment ultime où il passe à l’acte. Sa dernière lettre nous parvient d’outre-tombe : il s’agit d’une lettre posthume, retrouvée dans ses affaires après l’attentat.

Pour tous ceux qui s’étonnent de ne jamais avoir entendu parler de cette affaire, il convient de préciser que Chion d’Héraclée est un personnage de fiction. Il n’a jamais existé, puisqu’il a été créé de toutes pièces par un auteur du IIe siècle ap. J.-C. La correspondance de Chion d’Héraclée est un prototype du roman épistolaire, comparable à La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, qui se termine elle aussi par une lettre posthume.

Alors, cette lettre posthume ? Voilà voilà, elle arrive !

« Chion à Platon, salut.

Deux jours avant les Dionysies, je t’ai envoyé les plus fidèles de mes serviteurs, Pylade et Philokalos. Car c’est aux Dionysies que j’ai l’intention d’attaquer le tyran. Je me suis depuis longtemps efforcé de ne pas attirer ses soupçons.

Ce jour-là en effet, il y a une procession pour Dionysos, et l’on peut penser que les garde-corps seront moins attentifs à cause de la procession. Si tel n’était pas le cas, et qu’il me faille traverser le feu, je n’hésiterai pas : je ne déshonorerai ni moi-même ni ta philosophie. Le groupe de mes complices est solide, mais plus solide par sa loyauté que par son nombre. Je sais par conséquent que je serai tué, et je prie pour subir ce sort seulement une fois que j’aurai occis le tyran.

Car c’est avec un chant et des prix de victoire que je quitterais la vie si je laisse les hommes après avoir supprimé la tyrannie. Même les sacrifices, les augures et toutes sortes de pratiques divinatoires indiquent que je mourrai après avoir réussi dans mon entreprise.

Mais j’ai moi-même contemplé une vision plus claire que dans un rêve : j’ai cru voir une femme, d’une beauté et d’un taille divines, qui me couronnait d’olivier sauvage et de bandelettes. Peu après, elle me montrait une tombe magnifique et me disait : « Puisque ton travail est fait, Chion, viens dans ce tombeau pour te reposer. » Ce rêve me donne bon espoir d’avoir une belle mort.

Car je crois qu’une prédiction de l’âme n’a rien de fallacieux, puisque toi aussi tu étais de cet avis. Or si le présage se réalise, je pense que je serai plus heureux que s’il m’avait été accordé de vivre vieux après avoir tué le tyran. Car il est beau pour moi d’accomplir de grandes choses et de me retirer de l’humanité avant de jouir encore un moment des plaisirs. Ce que je pourrais accomplir sera considéré comme beaucoup plus grand que ce que je souffrirai, et je serai moi-même placé en plus haute estime par les bénéficiaires de mes actes si j’ai acheté leur liberté au prix de ma propre vie. Car ceux qui reçoivent un bienfait semblent tirer une plus grande utilité de ce à quoi l’auteur de ces bienfaits ne participe pas.

Ainsi, je désire que se réalise le présage de ma mort. Quant à toi, Platon, adieu et puisses-tu être heureux jusqu’à un âge avancé ! Je m’adresse à toi pour la dernière fois, j’en suis convaincu. »

Chion ne survivra manifestement pas à son projet, et le lecteur en est réduit à des conjectures en ce qui concerne le sort du tyran, lequel n’est pas nommé. Un point cependant mérite d’être souligné : l’action se situe dans l’Athènes classique, au IVe siècle av. J.-C., mais ce roman épistolaire a été composé sous l’Empire romain. Il aurait été insensé de suggérer un attentat contre un empereur ; mais on semblait tolérer l’idée d’un terroriste éliminant le tyran honni d’une époque reculée.

[image : l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche et de son épouse Sophie, élément déclencheur de la Première Guerre Mondiale]

6 réflexions sur “Lettre posthume d’un terroriste

  1. Et moi qui ne laisse un commentaire qu’après avoir lu le texte grec…Cette semaine, le texte grec ne semble pas facilement accessible et en tout cas pas sur Internet (une édition grec-anglaise, de Göteborg, est citée en note).Dommage.
    En tout cas, un roman par lettres, c’est passionnant. Et de l’Antiquité: étonnant que cela existe, j’ignorais…

    NB: je peux peut-être quand même le trouver, mais il faudra un peu plus de temps.

    J’aime

  2. Et voici le texte grec:
    Χίων Πλάτωνι χαίρειν.
    Δυσὶν ἡμέραις τῶν Διονυσίων ἔμπροσθεν τοὺς πιστοτάτους μοι τῶν θεραπόντων, Πυλάδην καὶ Φιλόκαλον, ἐξέπεμψα ὡς σέ· μέλλω γὰρ τοῖς Διονυσίοις ἐπιτίθεσθαι τῷ τυράννῳ, πολιτευσάμενος ἐκ πολλοῦ ἀνύποπτος αὐτῷ γενέσθαι. πέμπεται δὲ ἐν ταύτῃ τῇ ἡμέρᾳ πομπὴ τῷ Διονύσῳ, καὶ δοκεῖ ὀλιγωρότερον ἕξειν δι᾽ αὐτὴν τὰ τῶν δορυφόρων· εἰ δὲ μή γε, κἂν διὰ πυρὸς ἐλθεῖν δέῃ, οὐκ ὀκνήσομεν, οὐδὲ καταισχυνοῦμεν οὔτε ἑαυτοὺς οὔτε τὴν σὴν φιλοσοφίαν. καὶ τὰ τῶν συνωμοτῶν δέ ἐστιν ἡμῖν ὀχυρά, πίστει δὲ ἢ πλήθει ὀχυρώτερα. οἶδα μὲν οὖν ὡς ἀναιρεθήσομαι, τελειώσας δὲ μόνον τὴν τυραννοκτονίαν τοῦτο παθεῖν εὔχομαι. μετὰ παιᾶνος γὰρ ἂν καὶ νικητηρίων ἀπολείποιμι τὸν βίον, εἰ καταλύσας τὴν τυραννίδα ἐξ ἀνθρώπων ἀπελεύσομαι. σημαίνει γάρ μοι καὶ ἱερὰ καὶ οἰωνίσματα καὶ πᾶσα ἁπλῶς μαντεία θάνατον κατορθώσαντι τὴν πρᾶξιν. ἐθεασάμην δὲ καὶ αὐτὸς ἐναργεστέραν ἢ κατ᾽ ὄνειρον ὄψιν. ἔδοξε γάρ μοι γυνή, θεῖόν τι χρῆμα κάλλους καὶ μεγέθους, ἀναδεῖν με κοτίνῳ καὶ ταινίαις καὶ μετὰ μικρὸν ἀποδεῖξαί τι μνῆμα περικαλλὲς καὶ εἰπεῖν « ἐπειδὴ κέκμηκας, ὦ Χίων, ἴθι εἰς τουτὶ τὸ μνῆμα ἀναπαυσόμενος. » ἐκ τούτου δὲ τοῦ ὀνείρατος εὔελπίς εἰμι καλοῦ θανάτου τυχεῖν· νομίζω γὰρ μηδὲν κίβδηλον εἶναι ψυχῆς μάντευμα, ἐπεὶ καὶ σὺ οὕτως ἐγίνωσκες. εἰ δὲ καὶ ἀληθεύσειεν ἡ μαντεία, μακαριώτερον ἐμαυτὸν ἡγοῦμαι γενήσεσθαι ἢ εἰ βίος μοι μετὰ τὴν τυραννοκτονίαν εἰς γῆρας ἐδίδοτο· καλὸν γάρ μοι μεγάλα διαπραξαμένῳ πρότερον ἐξ ἀνθρώπων ἀπαλλάττεσθαι ἢ χρόνου τι συναπολαῦσαι, καὶ ἃ ἂν δράσωμεν, πολὺ νομισθήσεται μείζονα ὧν πεισόμεθα, καὶ αὐτοὶ τιμιώτεροι ἐσόμεθα τοῖς εὖ παθοῦσιν, εἰ τῷ ἰδίῳ θανάτῳ τὴν ἐλευθερίαν αὐτοῖς ὠνησόμεθα. μείζων γὰρ ὠφέλεια τοῖς εὐεργετηθεῖσιν εἶναι φαίνεται, ἧς ὁ δράσας οὐ μεταλαμβάνει. οὕτως μὲν δὴ προθύμως ἔχομεν πρὸς τὴν μαντείαν τοῦ θανάτου. σὺ δὲ χαῖρέ τε, ὦ Πλάτων, καὶ εὐδαιμονοίης εἰς τέλειον γῆρας. προσαγορεύω δέ σε ὕστατα, ὡς πείθομαι.

    J’aime

  3. Merci beaucoup: je lis le texte grec de votre page quand je trouve un moment tranquille et la possibilité de me concentrer, c’est-à-dire souvent le week-end. Mais un premier coup d’oeil me montre que je connais les mots de ce texte (ce n’est donc pas comme pour la poésie).

    J’aime

  4. Voilà, j’ai trouvé le temps de lire le texte grec sans être dérangée. Or, il n’y a, en effet, qu’un seul mot que je n’ai pas compris et c’était: κοτίνῳ. J’avais conscience d’avoir déjà vu ce mot, mais j’avais oublié son sens. Il se trouve peut-être dans Héliodore, quand Théagène remporte la victoire sportive. A vérifier…En tout cas, je suis fière de mes connaissances de vocabulaire concernant ce texte.

    Quelques remarques:

    – le rôle attribué à Platon, qui semble avoir la confiance de l’organisateur de l’attentat, est ambigu. On dirait que Platon conseille la violence et l’attentat. Mais comme on ne connaît pas les méfaits du tyran en question dont Chion veut se défaire, on ne peut pas vraiment juger si l’attentat est nécessaire. Cela fait porter à Platon le chapeau de la responsabilité de la violence, ce qui est peu philosophique.

    – on peut croire qu’il s’agit d’un roman, par lettres, car d’autres éléments sont les mêmes que dans les romans grecs plus connus (de moi), par exemple:
    1) C’est lors d’une fête (Dionysies) et lors du cortège qu’un événement important va avoir lieu.
    2) Un rêve sert d’oracle positif et annonce la suite de l’action du héros.
    3) L’action envisagée est accompagnée d’une réflexion, parfois complexe, presque un peu alambiquée, comme dans Achille Tatius, par exemple cette phrase: μείζων γὰρ ὠφέλεια τοῖς εὐεργετηθεῖσιν εἶναι φαίνεται, ἧς ὁ δράσας οὐ μεταλαμβάνει. On se dit: oui, il en est peut-être ainsi en effet, mais le contraire est également vrai et cette utilité aurait été la même pour les bénéficiaires, si le terroriste avait vécu. C’est donc une phrase un peu rhétorique et pas tout à fait convaincante, mais elle a le mérite de donner un motif rationnel de l’action.

    En tout cas, cette lettre m’a donné envie de lire les autres.

    J’aime

  5. Je me suis procuré le texte grec de ces lettres et je les ai lues entre-temps (Malosse, Les lettres de Chion d’Héraclée, 2004). En fait, je les ai trouvées plus proches des lettres de Libanios que du roman grec. Elles sont écrites de façon plus simple, moins raffinée que la correspondance de Libanios, mais il me semble y voir une parenté de style.

    J’avais commencé ce roman épistolaire par sa conclusion, en raison de la page de blog. Mais en lisant l’introduction, ou plutôt la première lettre, on voit que les parents avaient bien raison de craindre pour leur fils, puisque celui-ci est mort dans l’attentat contre Cléarque. Il existe un lien serré entre la première et la dernière lettre. Les lettres intermédiaires présentent beaucoup d’intérêt si l’on veut connaître la vie d’un étudiant, même fictif, au 4ème siècle av. J.-C. Et je reste toujours aussi enchantée d’avoir appris qu’un roman épistolaire avait déjà été écrit dans l’Antiquité.

    J’aime

  6. Vérification faite, le mot κότινος ne se trouve pas dans Héliodore quand Théagène gagne le concours sportif, car c’est une branche de palmier qui est offerte à Théagène à ce moment-là. En revanche, Chariton évoque en VI, 2, 2, le κότινος ou olivier sauvage en tant que prix possible pour une victoire, comme peuvent l’être également des pommes ou du pin, écrit-il. Chion d’Héraclée utilise donc le même mot que Chariton pour désigner le prix gagné lors d’une victoire.

    J’aime

Laisser un commentaire