La politique nous désole, nous sommes las d’un jeu démocratique où n’apparaissent que des guignols. Faut-il opter pour la rupture ?
On perçoit une certaine lassitude parmi les citoyennes et citoyens de nombreuses démocraties : nos élus nous déçoivent, ils ne savent plus répondre aux attentes de ceux qui votent pour eux, et lorsqu’un objet est soumis au vote, il se produit régulièrement des catastrophes.
Le Brexit a creusé une profonde blessure, mais il faut reconnaître qu’il exprime aussi le ras-le-bol des citoyens qui se sentent grugés par le système. Aux États-Unis, les électeurs ont été sommés de choisir entre la peste et le choléra. L’élection inattendue de Donald Trump s’explique en bonne partie comme le rejet d’un système qui s’essouffle.
En France, les électeurs seront vraisemblablement appelés à résoudre – une fois de plus – un dilemme cornélien : voudront-ils d’un Président conservateur catholique de droite, ou d’une Présidente d’extrême-droite ? La gauche est en pleine déconfiture, avec un Président en bonne partie discrédité qui se tâte encore pour savoir s’il veut tendre la joue aux Français et recevoir une gifle magistrale.
Dans le berceau de la démocratie, c’est-à-dire l’Athènes de la période classique, on se posait déjà de telles questions. Les citoyens étaient conviés au théâtre où un personnage du nom de Dicéopolis leur disait sa frustration face à une démocratie dysfonctionnelle. Nous possédons encore la pièce : ce sont les Acharniens d’Aristophane, mis en scène en 425 av. J.-C.
Dicéopolis (le nom signifie ‘cité juste’) assiste au retour d’une ambassade envoyée à grands frais auprès du Roi de Perse.
« Un huissier : – Voici les ambassadeurs de retour de la cour du Roi !
Dicéopolis : – C’est qui, ce roi ? J’en ai marre de leurs ambassadeurs à grande gueule qui ramènent des paons en souvenir.
Le huissier : – Tais-toi !
Dicéopolis : – Sapristi ! Vise-moi la tenue qu’ils ont rapportée d’Ecbatane !
L’ambassadeur : – Vous nous avez envoyés auprès du Grand Roi et nous avons touché pour cela une indemnité de deux drachmes par jour, décision prise sous l’archontat d’Euthyménès.
Dicéopolis : – Malheur ! Tout cet argent…
L’ambassadeur : – À vrai dire, le voyage à travers les Plaines Caystriennes nous a épuisés : nous avons cheminé sous des parasols, mollement installés dans des limousines ; crevant, quoi !
Dicéopolis : – Et moi, je devais être bien épargné, installé parmi les immondices le long des fortifications…
L’ambassadeur : – On nous a offert l’hospitalité, et nous avons été obligés de boire dans des coupes de cristal et d’or. C’était du vin doux, non dilué.
Dicéopolis : – Ah ! Cité de Cranaos ! Te rends-tu compte que tes ambassadeurs se foutent de ta gueule ? »
[voir Aristophane, Les Acharniens 61-76]
Après quelques échanges du même acabit, voici que l’on introduit un délégué du Roi de Perse, celui qu’on appelle l’Œil du Roi. Il va transmettre aux Athéniens le résultat des démarches entre les deux États.
« L’huissier : – Voici l’Œil du Roi !
Dicéopolis : – Seigneur Héraclès ! On dirait un navire de guerre ! Ho ! Tu doubles le cap pour viser l’accostage ? Ce cercle dessiné sous les yeux, c’est pour y glisser une rame ?
L’ambassadeur : – Vas-y, dis-nous ce que le roi t’a chargé de transmettre aux Athéniens, Pseudartabas.
Pseudartabas : – I artamane xarxas apiaona satra !
L’ambassadeur : – Tu as compris ce qu’il dit ?
Dicéopolis : – Ma foi, par Apollon, je ne comprends pas.
L’ambassadeur : – Il dit que le roi va vous envoyer de l’or. Toi, dis-le plus fort et plus distinctement : ‘de l’or !’
Pseudartabas : – Ti récévras pas l’or, troudoucou dé Ionieng !
Dicéopolis : – Aïe ! Malheur ! C’est on ne peut plus clair…
L’ambassadeur : – Que dit-il donc ?
Dicéopolis : – Ce qu’il dit ? Que les Ioniens sont des trous du cul s’ils croient qu’ils vont recevoir de l’or du Roi !
(…)
L’huissier : – Silence, assieds-toi ! Le Conseil invite l’Œil du Roi à se rendre dans la salle du Prytanée.
Dicéopolis : – Ben ça alors ! Il y a de quoi se pendre ! Et moi qui glandouille ici, tandis que la porte n’est jamais assez large pour accueillir ces types. Mais je vais frapper un gros coup qui va vous surprendre… »
[voir Aristophane, Les Acharniens 94-128]
Effectivement, Dicéopolis va nous surprendre : il décide qu’il n’a plus besoin de ces politiciens véreux. Il va donc mener sa propre politique à titre individuel et sera un État à lui tout seul. Autrement dit, il fait son Athenexit. Désormais, il sera libre de conclure des traités avec des puissances étrangères ; et il n’aura plus de comptes à rendre aux institutions. Les politiciens peuvent aller se faire voir chez les Grecs !
Fantasme d’un frustré ? Bien évidemment. Cependant, ce qu’Aristophane présente avec humour traduit vraisemblablement un sentiment qui anime la population : on élit des gens mais ils ne font pas leur boulot. Ce qui devrait nous inquiéter, c’est que les Athéniens, quatorze ans plus tard, vivront une révolution suite à laquelle un groupe de 400 citoyens accapareront la direction des affaires de la cité, sous prétexte que le peuple n’est plus à la hauteur pour prendre les décisions. Le nouveau régime de l’an 411 ne durera pas une année, mais en 404 rebelote : cette fois-ci, un groupe de trente citoyens prend le pouvoir et instaure un régime autrement plus dangereux. Là aussi, cette expérience de la tyrannie sera de courte durée.
Il y a une leçon à tirer de tout cela : si nous voulons une démocratie, il faut la soigner, la respecter, et s’assurer que les personnes à qui nous confions des responsabilités s’acquittent au mieux de leur tâche. Sinon, d’autres s’en chargeront, et ils n’agiront pas nécessairement dans l’intérêt public.
[image : Journal The Mascot, Nouvelles Orléans, 9 juillet 1887 : « Les serpents des politiciens tentent notre Éve démocratique »]
Une traduction est toujours une interprétation. Cette traduction-ci, avec ses mots familiers, est amusante comme le texte correspondant d’Aristophane. C’est ainsi, en effet, que le français est parlé par une frange importante de la population…La scène pourrait être jouée comme elle est traduite et bien passer au théâtre à l’heures actuelle.
Dicéopolis organise sa paix séparée comme certains organisent en France, en ce moment, des écoles privées, séparées de celles de l’Etat. Le but est d’avoir pour les enfants la formation et l’encadrement que les parents souhaitent et d’échapper à une école publique qui n’offre pas la qualité qu’on est en droit d’en attendre. Malheureusement, les gouvernements aussi bien de gauche que de droite, et ce depuis des années ou même des décennies, ne semblent pas développer les écoles dans un sens satisfaisant. La récente quasi suppression du latin et du grec à l’école obligatoire (avant 16 ans) en est un signe.
Evidemment, bien d’autres problèmes que celui de l’école publique jettent le doute sur ceux qui se désignent eux-mêmes comme une élite gouvernementale, le premier d’entre eux étant le chômage. Qui ne connaît pas de chômeur ou de chômeuse dans son entourage, alors même que ceux-ci ont fait des efforts pour se former?
Un certain nombre de personnes en ont « marre de la démocratie », pour s’exprimer familièrement, parce qu’ils la vivent comme d’inutiles discussions qui n’aboutissent pas à des décisions constructives. Mais pour les peuples ou les franges de population qui veulent sortir de l’Europe, il s’agit plutôt du contraire: c’est le manque de démocratie et le manque de participation dans les décisions de l’Europe, ainsi que les choix technocrates dans la méconnaissance du terrain, qui créent ce repli nationaliste.
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Voilà, grâce à cet « input », comme on dirait en jargon pédagogique, du blog, et aussi parce que j’avais de bons souvenirs scolaires et universitaires d’extraits d’Aristophane, j’ai souhaité aller plus loin et je viens de terminer la lecture intégrale des Acharniens, en grec et dans les Hodoi elektronikai. Dans cette pièce, on trouve certains mots rares et des dialectes: c’est pourquoi j’ai eu quelques lacunes de vocabulaire, mais qui n’ont pas gêné ma compréhension globale du texte, étant donné que j’ai pu m’appuyer sur la traduction voisine.
Les Acharniens, c’est plutôt une farce qu’une comédie de caractère, farce qui tourne autour du personnage de Dicéopolis. D’autre part, dans notre société, il existe beaucoup de féministes, même s’il y a certainement des façons diverses, voire opposées, d’être féministe. En lisant le passage où le Mégaréen vend ses filles comme si c’était des petits cochons, passage assez long (v. 729-835), je me suis demandé ce qu’en penseraient des féministes, si elles lisaient Aristophane. Je pense que certaines…s’acharneraientt contre les Acharniens.
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