Pour l’amour du théâtre grec (moderne)

greek_tragedy_bwLe théâtre grec moderne perd son soutien financier, tandis que la Grèce continue de consacrer  plus de 2% de son PIB à ses forces armées. Un dilemme cornélien que connaissait déjà Démosthène.

« En Grèce, les artistes de théâtre indépendants ne reçoivent plus d’argent de l’État », apprend-on dans un article récent. Seuls les deux théâtres nationaux (Athènes et Thessalonique), ainsi que les festivals d’été d’Athènes et Épidaure, continuent de toucher des subventions de l’État grec. C’est la triste conséquence des restrictions budgétaires dans un pays qui nous a donné les mots « théâtre », « tragédie », « comédie » ou encore « drame ».

En même temps, la Grèce continue de consacrer une part non négligeable de son PIB à ses forces armées. Le parti au pouvoir avait bien décidé de tailler dans ces dépenses mais, devant la menace turque, la cure d’amaigrissement a été reportée. Face à l’armée, le théâtre ne fait évidemment pas le poids.

Le même dilemme se présentait déjà au milieu du IVe siècle av. J.-C., alors que la cité d’Athènes tremblait devant les velléités d’expansion du royaume de Macédoine. Le roi Philippe lorgne avec insistance du côté de la cité d’Olynthe, dans le nord de la Grèce, une alliée d’Athènes. Dans ces circonstances, l’orateur Démosthène veut inciter ses concitoyens à renforcer l’armée afin de voler au secours d’Olynthe. Mais comment assurer le budget ?

Dans un premier temps, Démosthène envisage une mesure dont l’impopularité n’est jamais à démontrer : lever un impôt extraordinaire.

« Pour le budget, citoyens d’Athènes, nous avons de l’argent, et plus que personne d’autre. Vous l’utilisez de la manière qui vous paraît appropriée. Si donc vous affectez cet argent à vos forces armées, vous n’avez pas besoin de plus de ressources ; sinon, il en faut, je dirais même que tout est à trouver !

‘Comment donc ?’ me dira-t-on, ‘toi tu proposes que cet argent soit affecté à l’armée ?’ Ah non ! par Zeus, ce n’est pas ce que je propose. Car je suis d’avis qu’il faut équiper des soldats et, dans le même processus, obtenir le budget et faire le nécessaire ; mais vous, vous proposez de toucher le budget sans effort pour le dépenser dans des festivals.

La seule solution, à mon avis, c’est que tout le monde paie une taxe exceptionnelle : s’il faut beaucoup d’argent, on paiera beaucoup ; s’il faut peu, ce sera peu. Mais il faut de l’argent, et sans argent il n’est pas possible de faire le nécessaire. Chacun vous suggère un autre moyen de lever de l’argent ; à vous de choisir lequel vous semble opportun. Et pendant qu’il est encore temps, prenez l’affaire en main ! »

[voir Démosthène, Olynthienne 1.19-20]

À ce stade de la négociation, Démosthène propose de lever un nouvel impôt. Il sait probablement que cette idée n’a aucune chance de passer la rampe car personne n’aime mettre la main à la poche. Ce n’est que dans un second temps qu’il va dévoiler le fond de sa pensée : et si l’on coupait dans la culture ?

« Citoyens d’Athènes, ne soyez pas surpris si je vous fais une suggestion qui semblera paradoxale à la plupart d’entre vous : nommez des législateurs. À ces législateurs, n’allez cependant pas confier de nouvelles lois à créer – vous en avez en suffisance – mais défaites-vous de celles qui vous nuisent en ce moment. Je veux parler du fonds sur les spectacles (comme ça, les choses sont claires), ainsi que quelques lois relatives au service militaire. Certaines lois distribuent le budget militaire aux soldats qui ne sont pas en service, sous la forme d’indemnités de spectacles ; d’autres donnent l’immunité aux réfractaires au service militaire, ce qui tend à décourager ceux qui seraient disposés à faire leur devoir.

Une fois que vous aurez abrogé ces lois et préparé une voie sûre pour celui qui pourrait faire les meilleures propositions, alors choisissez quelqu’un pour rédiger les lois dont vous savez tous qu’elles vous seront profitables. »

[voir Démosthène, Olynthienne 3.10-11]

On l’aura compris, l’homme providentiel tant attendu ne peut être que Démosthène lui-même. Il se propose donc à la fois de puiser dans le fonds destiné à soutenir le théâtre, afin de reverser les montants dans le budget militaire, et de renforcer les sanctions à l’égard des mauviettes qui ne veulent pas faire leur service.

On sera peut-être surpris de constater que les Athéniens disposaient d’un fonds spécialement destiné à soutenir le théâtre : on appelait cela le « fonds théorique », non pas parce qu’il avait une existence virtuelle, mais parce que le mot s’apparente étroitement à un autre mot grec, le théâtre. Un siècle plus tôt, les Athéniens sollicitaient directement les plus riches citoyens, qui étaient tenus de payer pour l’entretien des acteurs et des membres du chœur dans une pièce de théâtre. Or ce système était tombé en désuétude et l’on avait trouvé plus opportun de constituer un pot commun, le fameux « fonds théorique ».

Aujourd’hui, la situation n’a pas radicalement changé : confronté à des choix difficiles, le gouvernement grec préfère financer l’armée, quitte à renoncer à son propre « fonds théorique ». Les gens du théâtre, eux, doivent penser que le problème n’est pas seulement de nature théorique…

Une réflexion sur “Pour l’amour du théâtre grec (moderne)

  1. Pour avoir un avis fondé sur cette question difficile, il faudrait des chiffres. 2% du PIB sont consacrés à l’armée en Grèce, mais combien l’étaient à la culture et en particulier au théâtre? On ne le sait pas bien. Ensuite, Il faudrait savoir si la peur d’une invasion par la Turquie (ou plutôt la peur que la Turquie laisse passer en Grèce beaucoup plus de réfugiés et de migrants économiques) correspond à une menace réelle ou pas. Et même si ceci est une menace réelle, pourrait-on y faire face par des chars et des sous-marins exorbitants et voudrait-on tirer sur les réfugiés et sur les migrants économiques…? Sans doute ni l’un ni l’autre. Et puisque la Grèce fait partie de l’Europe, l’Europe ne pourrait-elle pas prendre en charge une plus grande partie de la défense?

    Selon Démosthène, la situation est urgente. Démosthène oppose deux aspects des dépenses publiques: un aspect sérieux – et ce sont les dépenses militaires – et un aspect léger – et ce sont les dépenses pour l’amusement: fêtes et théâtre. Pour Démosthène, à ce moment de l’histoire, celui qui fait la guerre fait son devoir, tandis que celui qui fait du théâtre fait la fête et gaspille l’argent public. Or, des situations d’urgence peuvent réellement exister dans un pays à tel ou tel moment de l’histoire et une menace d’invasion impose malheureusement des sacrifices financiers. Il est très difficile de juger ici, à partir de deux brefs extraits, le bon parti à prendre et il faudrait connaître un contexte plus large avant de juger ce que dit Démosthène.

    Je suppose, en ce qui concerne la Grèce actuelle, que tous ceux qui ont du mal à payer leur loyer ou bien à payer l’électricité, tous ceux à qui ont a réduit de façon drastique le salaire ou la retraite, ceux qui se chauffent au minimum et qui ont froid en ce moment, ceux qui se retrouvent avec des dents manquantes parce que le dentiste est trop cher, ceux qui ne peuvent pas payer les vaccins des enfants de sorte que des parrains et marraines offrent en cadeau les vaccins, tous ceux-là jugent, en général, que les dépenses publiques pour le théâtre sont un luxe. Quelle situation économique est-elle nécessaire dans un pays pour que s’y développent la littérature et les arts?

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