Le grand froid qui recouvre l’Europe depuis deux semaines affecte en premier lieu ceux qui n’ont pas de toit, en particulier les réfugiés et les soldats. On peut se remémorer les souffrances de l’armée des 10 000 dans les neiges d’Arménie.
Depuis deux semaines, l’Europe affronte des températures glaciales, accentuées encore par l’effet du vent. Nombreux sont ceux qui s’en plaignent un peu par habitude ; mais n’oublions pas que nous vivons pour la plupart dans des maisons chauffées, et que nous disposons d’habits pour nous protéger. Or qu’en est-il de tous ces réfugiés qui ont traversé le Proche Orient pour gagner l’Europe ? Sans habits chauds, souvent sans murs pour les protéger, ils meurent littéralement de froid.
Pour se faire une idée de ce que ces gens endurent, on peut rappeler le souvenir de l’expédition des Dix Mille. Bref rappel : nous sommes en 399 av. J.‑C. Un Perse, Cyrus le Jeune, décide de contester le trône de son frère, le roi Artaxerxès II. Il enrôle une armée de 10 000 mercenaires grecs, parmi lesquels figure l’historien Xénophon ; celui-ci nous raconte cette aventure dans l’Anabase.
L’armée part des rives de la Méditerranée, s’enfonce en Mésopotamie, et c’est dans le territoire de l’actuel Irak que Cyrus périt lors d’une bataille. Artaxerxès liquide par traîtrise l’état-major de l’armée des mercenaires grecs, propulsant Xénophon dans un groupe d’officiers qui doivent reprendre le commandement de la troupe. Désormais, il ne s’agit plus de combattre Artaxerxès, mais de sauver la peau des Dix Mille. Ils se dirigent vers la Mer Noire en traversant l’Arménie. Là, ils affrontent un hiver terrible dont Xénophon nous livre le récit :
« (…) De là, ils marchèrent à travers une plaine recouverte d’une neige épaisse en trois étapes, sur une distance de quinze parasanges [une mesure de distance perse]. Le troisième jour, les choses se gâtèrent : un vent du nord soufflait en sens contraire, provoquant partout des brûlures de froid et frigorifiant les hommes. C’est alors que l’un des devins dit qu’il fallait sacrifier au vent, ce que l’on fit ; et effectivement, tous eurent l’impression que la violence du vent diminuait.
La neige atteignait une profondeur d’une brasse [env. 2 mètres], avec pour conséquence que de nombreuses bêtes périrent, ainsi que beaucoup de prisonniers et une trentaine de soldats. On tenait le coup en allumant des feux la nuit. Il y avait beaucoup de bois aux étapes, mais les derniers arrivés n’en avaient plus. Ceux qui étaient arrivés en premier avaient allumé un feu mais ne permettaient pas aux retardataires de s’en approcher, à moins que ceux-ci ne leur remettent en échange du blé ou quelque autre nourriture qu’ils possédaient. Il s’établit ainsi un système de troc entre eux. Aux endroits où l’on faisait le feu, la neige fondait, et des trous profonds se creusèrent jusqu’au sol, ce qui permettait de mesurer l’épaisseur de la couche de neige.
De là, on marcha tout le jour suivant à travers la neige, et beaucoup d’hommes souffrirent d’une faim dévorante. Xénophon veillait sur l’arrière-garde et se rendit compte que les hommes tombaient ; mais il ignorait quel mal les affectait. Un soldat expérimenté lui dit que, de toute évidence, ces hommes souffraient de la famine : s’ils mangeaient quelque chose, ils se relèveraient. Xénophon passa donc en revue les bêtes de somme pour voir s’il trouverait quelque nourriture. Il en distribua et envoya les hommes valides faire la tournée des affamés. Une fois que ceux-ci avaient absorbé de la nourriture, ils se relevaient et reprenaient leur marche.
Cheminant ainsi, Chérisophos arriva à la nuit tombante dans un village où il trouva, à l’extérieur des fortifications, des femmes et des jeunes filles qui étaient allées chercher de l’eau à la fontaine. Elles s’enquirent de l’identité de la troupe. L’interprète leur répondit, en perse, qu’ils étaient envoyés par le roi auprès du satrape. Elles répondirent qu’il n’était pas sur place, mais qu’il se trouvait à environ une parasange de distance. Comme il était tard, ils accompagnèrent les porteuses d’eau auprès du chef du village, à l’intérieur des fortifications.
Donc Chérisophos et tous les soldats qui avaient pu le suivre établirent leur camp dans ce village. Les autres, qui n’avaient pas pu terminer le trajet, bivouaquèrent sans nourriture et sans feu. Là encore, des soldats moururent.
Des soldats ennemis les talonnaient : ils s’emparaient des bêtes qui n’avançaient plus et se disputaient entre eux pour leur possession. Certains soldats furent abandonnés, notamment ceux que le rayonnement solaire sur la neige avait aveuglés, ainsi que ceux dont les orteils étaient gangrénés par le froid. Pour se protéger les yeux de l’éclat de la neige, on marchait en tenant un objet sombre devant les yeux ; pour les pieds, il fallait remuer les orteils et ne jamais s’arrêter, et le soir on se déchaussait. Ceux qui se couchaient chaussés avaient les courroies qui s’enfonçaient dans les pieds, et leurs chaussures gelaient. Il faut dire que les chaussures d’origine étaient détruites et que les soldats les avaient remplacées par des gaines de cuir faites à partir de bœufs récemment écorchés. »
[voir Xénophon Anabase 4.5.3-14]
Misère de l’armée des Dix Mille prise dans l’hiver arménien, misère de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants surpris par le froid en Europe. Songeons-y dans nos maisons chauffées.
[image : entrée de l’armée Bourbaki en Suisse aux Verrières en 1871]
Sur les papyrus grecs trouvés en Ethiopie, outre l’information principale officielle de l’administration, se trouvait un emplacement vide pour un message plus personnel d’un scribe. De même, ici, sous le titre de « commentaire » ou de « réflexion », un emplacement est ouvert aux usagers. Ce n’est pas complètement différent du papyrus. Mais pour quel contenu utiliser ce cadre?
– cela pourrait être pour une note érudite.
– ou pour des idées plus générales évoquées par le texte grec ou français.
– ou pour citer une expérience personnelle sur le même sujet.
La forme facultative et libre en fait un outil agréable à utiliser. En tout cas, je suis contente que le blog reprenne en cette fin janvier, car j’ai pu constater en 2016 que je vis mieux avec le blog que sans. C’est une bulle d’oxygène hebdomadaire qui m’a déjà aidée à surmonter divers tracas. En effet, outre que je lis ainsi régulièrement du grec ancien, soit en révision comme aujourd’hui, soit pour un nouveau texte, je suis intéressée par la façon qu’a M. Schubert d’envisager les événements. Et c’est pour cela que j’ai envie d’écrire un commentaire pas très formel.
Le fait de penser qu’on est bien au chaud pendant que d’autres meurent de froid peut nous montrer notre chance et nous ouvrir aux autres, mais cela peut aussi être une pensée seulement passagère ou bien une pensée durable, mais déprimante, parce qu’on ne peut pas faire grand-chose en faveur des réfugiés. Dans la vieille chanson de Jacques Dutronc « Et moi, et moi, et moi » (on la trouve facilement sur Youtube), un homme qui a une vie confortable et aisée pense un instant aux malheurs des autres, puis il oublie cela rapidement: « j’y pense et puis j’oublie, c’est la vie, c’est la vie ». L’égoïsme reprend le dessus. Cependant, si on n’oublie pas les misères d’autrui aussi rapidement que l’homme de la chanson, on pourrait se trouver dans des pensées déprimantes et culpabilisantes devant sa propre inaction: il est difficile de faire quelque chose. Tout le monde ne peut pas recevoir à la maison un réfugié comme dans le film « Willkommen bei den Hartmanns » (bande-annonce également sur Youtube).
Que faire alors? Une action, même minime, à la mesure de chacun, peut être entreprise. Cela permet de ne pas s’enfoncer dans un désespoir stérile devant la noirceur du monde. Ici quelques exemples d’actions à la portée de chacun:
– donner une somme d’argent à un organisme de soutien, soigneusement choisi.
– donner des vêtements, étant donné que certaines armoires sont pleines de vêtements jamais portés.
– aux prochaines élections, aller voter et ne pas élire un tigre ou une tigresse.
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