On leur offre un abri contre le froid et ils refusent. Avons-nous affaire à des héritiers de Diogène, qui n’avait que faire des services d’Alexandre le Grand ?
La semaine passée, j’ai évoqué le froid affectant les sans-abri en Europe, et en particulier les réfugiés. Or voici que l’affaire se complique : à Genève, des sans-abris se voient proposer une place au chaud dans des bunkers de la Protection civile, et ils refusent.
Aurions-nous affaire à de lointains héritiers de Diogène ? Pour vous rafraîchir la mémoire, Diogène a vécu au IVe siècle av. J.-C. Dans la mouvance du regretté Socrate, il prenait un malin plaisir à remettre en question les certitudes des gens bien-pensants, notamment en ce qui concerne les richesses et le pouvoir. C’est ainsi que, pour afficher son mépris envers les biens matériels, il avait décidé de vivre à la manière d’un chien en habitant dans une grande jarre à vin (pithos). Sa vie de chien (en grec : kyôn) est à l’origine de l’étiquette accordée à ses adeptes, les Cyniques, qui excellaient à railler les défauts des hommes importants. Ne parlons pas d’un courant philosophique, puisque les Cyniques fondaient leur approche avant tout sur le rejet des certitudes avancées par ceux qui se disaient philosophes.
Diogène était originaire de la ville de Sinope (sur la côte de la Mer Noire), mais il résidait à Corinthe, où il a reçu la visite du roi Alexandre le Grand. L’anecdote est rapportée par diverses sources ; voyons donc ce que Plutarque en dit.
« Les Grecs s’étaient réunis à l’Isthme de Corinthe et avaient décidé par un vote de se joindre à Alexandre pour faire la guerre aux Perses. Lui-même fut désigné comme chef de l’expédition ; de nombreux hommes d’État et de philosophes vinrent le trouver pour le féliciter.
Alexandre s’attendait aussi à ce que Diogène de Sinope fasse de même puisqu’il résidait aux alentours de Corinthe. Or Diogène se moquait éperdument d’Alexandre et se reposait tranquillement sur la colline du Kraneion. C’est donc Alexandre qui lui rendit visite.
Diogène était couché au soleil. Voyant arriver tous ces gens, il se redressa légèrement et porta son regard sur Alexandre. Celui-ci le salua et lui adressa la parole, lui demandant s’il avait besoin de quelque chose. Diogène répondit : ‘Dégage un peu du soleil !’
On raconte qu’Alexandre fut frappé par la réponse et admira l’arrogance et la grandeur de cet homme, à tel point que, tandis que son entourage s’éloignait en riant et en se moquant de Diogène, il leur dit : ‘Eh bien moi, si je n’étais pas Alexandre, je voudrais bien être Diogène.’ »
[voir Plutarque Vie d’Alexandre 14.1-5]
Diogène marque ainsi son mépris pour le pouvoir en se passant de l’aide d’Alexandre. Tout ce qu’il lui demande, c’est de le laisser bronzer en paix. Mais peut-on comparer ce refus à celui des sans-abri qui déclinent l’offre d’une place au chaud dans un bunker ? Probablement pas.
Chez Diogène, le mépris affiché envers Alexandre peut être considéré comme un acte militant : ce que les gens de pouvoir considèrent comme important ne compte pas aux yeux du Cynique. Les clochards qui refusent l’aide qu’on leur propose semblent avoir d’autres motivations : pour ne citer que la plus évidente, un certain nombre de ces personnes sont en situation irrégulière et craignent de se faire repérer par la police si elles vont se réfugier dans un abri. D’autres disent ne pas supporter l’enfermement du bunker, ce que comprendront tous ceux qui ont passé une nuit dans un abri de la Protection civile.
Que conclure de tout cela ? Certainement que tout n’est pas en noir et blanc : il n’y a pas simplement des gens dans le besoin qu’il suffirait d’aider en leur proposant un abri lorsqu’il fait froid. Certaines personnes sont en tel décalage avec le reste de la société que la solution qu’on leur propose ne peut pas convenir. Pour en revenir à Alexandre et Diogène, l’anecdote illustre aussi un autre point qu’on oublie trop souvent : dans les relations d’aide, il y a un échange mutuel ; celui qui donne cherche aussi à recevoir quelque chose, parfois au moins sur le plan symbolique.
[image : Alexandre et Diogène (assiette polychrome, Urbino, XVIe siècle)]
Plutarque, les SDF et nous
Coïncidence: juste au moment où M. Schubert a publié cette page de blog choisie dans « La vie d’Alexandre » de Plutarque, j’avais commencé à lire cette même vie. En effet, il y aura du 10 au 13 mai 2017, à Fribourg en Suisse, un colloque sur Plutarque auquel j’irai en tant qu’auditrice. Or, même sans être spécialiste de Plutarque et avant d’entendre des commentaires, je souhaite lire quelques dizaines ou peut-être même, si j’en suis capable, quelques centaines de pages de cet auteur, qui nous a laissé des milliers de pages. Je me suis donc trouvée devant la série de « Vies » des Hodoi elektronikai. Mais quelle vie choisir en premier, puisqu’il y en a cinquante et que je ne suis pas à même de lire tout? J’ai commencé par celle d’Alexandre le Grand, parce que je connais déjà son histoire et qu’ainsi je pensais que la lecture me serait plus facile.
Quelques points qui m’ont particulièrement plu sont les suivants: Plutarque écrit qu’il ne veut pas faire l’histoire des batailles ni des sièges, mais bien celle des vies. Cette introduction m’a rappelé le mouvement de la Nouvelle Histoire, qui ne veut pas insister sur les batailles non plus, mais qui veut décrire le quotidien. Ensuite, la façon dont Alexandre a dompté son cheval Bucéphale m’a aussi beaucoup intéressée. Enfin, cela m’a amusée de lire qu’Alexandre le Grand dégageait de bonnes odeurs uniquement: alors, pas de déodorant pour Alexandre le Grand!
Pour Diogène, nous n’avons pas un tel renseignement. Mais, le cynisme, en général, c’est dommage. Cette réaction n’est pas loin de l’amertume et signale de grosses déceptions. En effet, on devrait être dans la vie pour s’y développer et s’y épanouir: c’est ce que l’on souhaite à un enfant qui naît. Malheureusement, il n’en va pas toujours ainsi. Les SDF (sans domicile fixe) sont le signe d’un effondrement économique, social, physique, psychique. Il est facile de constater qu’ils vivent dans la saleté, l’alcoolisme bien souvent, avec un langage pauvre. Les travailleurs sociaux effectuent un travail admirable, en allant simplement leur parler et leur proposer un abri au chaud. Mais, parfois, la seule fierté qu’il reste aux SDF est de refuser l’offre. Ce refus peut même, sans doute, être ressenti comme une forme de dignité personnelle, la dernière possibilité d’exprimer un choix. Ainsi, dans l’aide qu’avec générosité nous aimerions parfois apporter aux SDF, nous devons nous-mêmes reconnaître nos limites: nous ne pouvons pas aider quelqu’un qui ne s’y prête absolument pas, même si nous sommes persuadés d’avoir le sens de ce qui serait bien pour lui ou pour elle et même si cette constatation de nos limites est douloureuse pour nous.
Dans un autre ordre d’idées, l’architecte-star Renzo Piano a construit une petite maison qu’il a appelée « Diogenes-Haus » et qu’on peut voir en Allemagne, à Weil-am-Rhein, tout près de la Suisse: les photos sont sur Internet. Cette maison de Diogène, minuscule et bien pensée, va dans le sens du développement durable: elle récupère l’eau du ciel, produit sa propre énergie solaire; on peut y travailler, dormir, se laver, faire la cuisine. Un peu spartiate, mais plus confortable quand même que la jarre – ou le tonneau, comme on dit en Occident – de Diogène!
Il est possible que des hellénistes qui se soucient à la fois de Plutarque et des SDF ne correspondent pas à la représentation courante des gens à propos des hellénistes. Mais ces représentations peuvent changer. En fait, pour faire du grec de nos jours, il faut se battre. C’est ce que nous faisons sur ce blog: nous nous battons. Nous ne nous disputons pas, mais nous nous battons, avec des mots, pour mettre en valeur le grec ancien. J’espère que cela marchera. Je crois aussi qu’avec le temps, cela crée des liens: des liens par les links!
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La Vie d’Alexandre le Grand a été une lecture très intéressante: la suite d’anecdotes, égrenées tout au long du parcours aller et retour d’Alexandre, n’est pas difficile sur le plan des idées. Il n’y a pas ici d’abstraction philosophique, mais beaucoup d’événements concrets, ce que je signale pour encouragement à la lecture.
On y trouve aussi un Sisimithrès et des Gymnosophistes, comme dans Héliodore. Cet exotisme a du charme et c’est pourquoi j’ai entamé une lecture de plus, en l’occurrence la Vie d’Artaxerxès.
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La vie d’Artaxerxès: j’en ai terminé la lecture et ainsi, j’ai su que, pour le colloque de mai, ce ne sont pas quelques dizaines de pages que je suis capable de lire, puisque cela est fait, mais bien quelques centaines. Le ferai-je?
Dans le roman de Chariton, on trouve comme dans la Vie d’Artaxerxès de Plutarque, les personnages – ou du moins les noms – de Mithridate, de Statira, d’Artaxerxès. Oui, mais la perspective est différente. Ce qui frappe dans Plutarque est la cruauté des Perses, absente ou presque chez Chariton. Choquant le supplice décrit en fin de paragraphe 16 (dans l’édition Hodoi elektronikai)! Qui a besoin d’un hémétique…
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Je suis désolée pour la faute d’orthographe: il fallait écrire:
– un émétique.
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