Un jeune homme cherche désespérément à retrouver sa mère disparue : une quête millénaire
Touchante histoire que celle d’un jeune homme qui cherche à retrouver sa mère : abandonné à l’âge de trois ans, il investit maintenant les réseaux sociaux dans l’espoir que quelqu’un, quelque part, saura lui dire où se trouve celle qui l’a mis au monde. Alors que la police semble avoir identifié les restes de ce qui était vraisemblablement le corps de sa mère, le fils veut toujours croire à une réunion possible.
Notre jeune homme ne s’en doute pas forcément, mais il prolonge aujourd’hui une quête qui remonte à des temps immémoriaux. On pense tout d’abord au jeune Télémaque quittant l’île d’Ithaque pour aller chercher des nouvelles de son père Ulysse, parti pour Troie alors que Télémaque n’était qu’un nouveau-né. Et puis, il y a Œdipe, exposé sur la montagne de l’Hélicon : après avoir été miraculeusement recueilli par un berger, il épouse sans le savoir sa propre mère, Jocaste ; lorsqu’il découvre la terrible vérité, il se crève les yeux.
Fort heureusement, certaines de ces histoires se terminent mieux que celle d’Œdipe. Ainsi par exemple, les frères Acamas et Démophon retrouvent presque par hasard leur propre grand-mère Aethra tandis qu’ils participent à la prise de Troie. Dans la furie du combat, ils manquent de tuer une vieille femme qui révèle in extremis son identité : elle est la mère de Thésée, et par conséquent leur propre grand-mère ! Les deux frères peuvent ainsi recueillir l’ancêtre perdue et la ramener à la maison. Ce récit figure dans la Suite d’Homère, un poème grec du Haut Empire composé par Quintus de Smyrne. Celui-ci a été affublé du titre de « pire poète de l’Antiquité » par un critique allemand. À vous de juger, au moins à partir de la traduction d’un passage :
« C’est à ce moment que la mère du grand Thésée tomba sur l’endurant Démophon et sur Acamas tandis qu’ils la cherchaient dans la ville. Un dieu l’avait mise sur leur chemin. Dans sa détresse, elle cherchait à échapper aux combats et à l’incendie. Quand ils l’aperçurent à la lueur des flammes, ils eurent l’impression de voir, par la stature et le corps, la divine épouse de Priam, descendant des dieux. Aussitôt, ils s’en emparèrent afin de la prendre pour les Danéens. Mais elle poussa des cris terribles et dit :
‘Non, honorables enfants des guerriers argiens, ne m’emmenez pas vers vos vaisseaux comme une part de butin : car je vous assure que je ne suis pas de la race des Troyennes ! Dans mes veines coule le noble sang glorieux des Danéens, puisque Pitthée m’a engendrée à Trézène, et que le divin Égée m’a prise pour épouse. Mais je vous en prie, au nom des charmants enfants du grand Zeus, s’il est vrai que les fils de l’irréprochable Thésée sont venus ici avec les fils d’Atrée, présentez-moi à eux : car ils sont en train de me chercher dans la foule. Je crois bien qu’ils sont du même âge que vous. Je pourrai à nouveau respirer si je les vois tous deux vivants et en bonne forme.’ »
[voir Quintus de Smyrne, La suite d’Homère 13.496-517]
texte grec traduction française
On imagine sans peine la joie d’Acamas et Démophon, qui peuvent révéler à la vieille femme qu’ils se sont retrouvés : ce ne sont alors qu’embrassades, baisers et larmes entre les deux jeunes gens et leur grand-mère.
Autres retrouvailles heureuses, celle d’Ion, un jeune homme installé à Delphes où il assiste les prêtres dans leur office. Comme Œdipe, il a été exposé à la naissance : sa mère, une Athénienne du nom de Créüse, ne pouvait pas avouer que le dieu Apollon l’avait rendue enceinte. Dans la pièce d’Euripide intitulée Ion, on assiste au séjour de Créüse à Delphes, pour des raisons que nous n’expliquerons pas ici (lisez Euripide, cela en vaut vraiment la peine). Toujours est-il que Créüse est sur le point d’empoisonner le jeune Ion, dont elle ignore qu’il est le fils qu’elle a abandonné vingt ans plus tôt. La tentative est éventée au dernier moment, Ion en réchappe et il va faire exécuter la criminelle lorsque la Pythie lui remet – fort opportunément – divers objets qui l’accompagnaient au moment où il a été exposé, puis recueilli. À la vue de ces objets, Créüse pousse un cri…
« Créüse – Ah ! quel spectacle inattendu s’offre à mes yeux !
Ion – Toi, tais-toi : tu ne m’as apporté que des ennuis jusqu’à présent.
Créüse – Mais je ne peux pas me taire ! Arrête de me faire la leçon. Je vois en effet le berceau dans lequel, autrefois, je t’ai exposé, mon enfant, alors que tu n’étais qu’un nouveau-né, dans la grotte de Cécrops, au pied de la Grande Falaise. Je veux bien quitter cet autel [où je me suis réfugiée], même si je dois en mourir.
Ion – Saisissez-là ! Elle est possédée par un dieu, à vouloir quitter la protection des statues sur l’autel. Qu’on lui attache les mains.
Créüse – Même si vous me tranchez la gorge, vous ne sauriez m’arrêter : car je ne te lâcherai pas, et je ne me séparerai ni de ce berceau ni de son contenu. »
[voir Euripide Ion 1395-1405]
Ion décide de mettre à l’épreuve cette femme qui affirme être sa mère : elle doit lui décrire les objets déposés dans le berceau. Créüse passe l’interrogatoire sans la moindre erreur, Ion reconnaît alors qu’il se trouve bien face à sa mère :
« Ion – Ma très chère maman, quel plaisir de te voir et de toucher ton cher visage !
Créüse – Mon fils, lumière plus intense que le soleil pour une mère – le dieu Soleil voudra bien me pardonner –, je te tiens dans mes bras, découverte inattendue ! Et moi qui croyais que tu avais rejoint la demeure de Perséphone, dans le monde souterrain… »
[voir Euripide Ion 1437-1442]
Émouvantes retrouvailles entre un fils et sa mère perdue depuis la naissance : espérons que cette scène d’Euripide constitue un heureux présage pour un jeune homme qui a su, quant à lui, émouvoir les réseaux sociaux.
[image : Jean-François-Pierre Peyron, Alceste mourante (1785 ; détail). Là, ce ne sont pas des retrouvailles, mais plutôt l’inverse : Alceste se sacrifie pour son mari et meurt en laissant de jeunes enfants.]
Entendu de la bouche d’un sociologue à peu près quadragénaire, à propos de la permanence, de la stabilité, ce qu’expriment les mots de « quête millénaire »: « le grec ancien m’intéresserait, car dans notre société, les changements sont nombreux, l’instabilité est grande, l’avenir incertain. Or, avec le grec, j’ai l’impression que j’aurais un socle, qui me donnerait de la solidité ».
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