En humiliant et limogeant le patron du FBI, Donald Trump applique une recette parfaite pour se faire des ennemis. L’histoire d’Astyage et Harpage le montre bien.
Avec le Donald, cela fait plusieurs mois que l’on ne s’ennuie pas. Or voici qu’il vient de limoger le directeur du FBI, qui enquêtait précisément sur les liens troubles que le Président semble avoir entretenus avec le pouvoir russe peu avant sa surprenante élection. Action maladroite, qui suggère que l’homme à la mèche dorée aurait peut-être quelque chose à cacher…
Comme si cela ne suffisait pas, il limoge et humilie simultanément. Au lieu de dire merci à son directeur sortant, il diffuse à travers toute la planète un twit venimeux : « James Comey sera remplacé par quelqu’un qui fera beaucoup mieux et ramènera l’esprit et le prestige du FBI. »
Trouverait-on un moyen plus efficace de se faire des ennemis ? L’imprévisible Président semble en tout cas n’avoir pas retenu une leçon de l’Histoire : les personnes que l’on traite mal ont parfois la mémoire longue et finissent par se retourner contre leur bourreau. Pour illustrer ce principe, voyons ce qu’Hérodote nous dit du roi Astyage et de son confident le plus intime, Harpage.
Bref rappel des faits : Astyage est le roi des Mèdes, peuple ancêtre des Kurdes d’aujourd’hui. Il fait un rêve qui lui annonce que le fils de sa fille est appelé à le détrôner. Inquiet, et constatant que sa fille va accoucher, Astyage intercepte son petit-fils à la sortie et demande à son fidèle Harpage de le tuer. Harpage confie le bébé à un berger, lequel – bien sûr – épargne le nouveau-né et l’élève comme son propre fils. L’enfant grandit et, devenu adulte, se fait reconnaître par son grand-père. Astyage est perplexe : il devrait être heureux de retrouver un petit-fils perdu, mais en secret il craint pour son trône. Il fait donc envoyer le jeune homme en Perse. Ce jeune homme, vous l’aurez peut-être reconnu : c’est Cyrus, le futur fondateur de l’empire perse.
Cette affaire suscite la rancœur du roi Astyage, qui n’a pas apprécié qu’Harpage ait désobéi à l’ordre d’éliminer Cyrus. Harpage lui-même craint les pires représailles, mais à son grand étonnement il ne se passe tout d’abord rien. Il ne perd rien pour attendre : car Astyage va lui faire payer l’opération ratée en lui infligeant un traitement d’une cruauté abjecte, bien pire que ce que Donald Trump a fait subir à James Comey :
« Harpage (…) se prosterna et fut plutôt soulagé de constater que sa faute avait eu une fin heureuse ; l’affaire avait bien tourné, il était invité à dîner ; il rentra donc à la maison. À son arrivée, il se dépêcha d’expédier son fils (un enfant unique, âgé d’environ treize ans) : il lui ordonna de se rendre chez Astyage et de se plier à ses ordres. Quant à Harpage, tout content, il raconta à son épouse ce qui lui était arrivé.
Sitôt le fils d’Harpage arrivé chez Astyage, celui-ci le fit égorger. Il le fit découper en morceaux, griller et bouillir la viande pour en faire des mets appétissants. Vint l’heure du dîner. Tous les convives étaient là, avec Harpage parmi eux. On fit disposer pour tout le monde, y compris Astyage, des tables couvertes de parts de viande. À Harpage, on servit les morceaux de son propre fils – tout sauf la tête ainsi que les extrémités des mains et des pieds (on les avait gardées à part dans un panier couvert d’un voile).
Une fois qu’Harpage fut rassasié, Astyage lui demanda s’il était content de son repas. Harpage répondit que oui, il était très content. Des serviteurs lui apportèrent alors le panier où l’on avait caché la tête, les mains et les pieds ; se tenant près de lui, ils l’invitèrent à retirer le voile et à prendre ce qu’il voulait.
Harpage obéit et aperçut les restes de son fils. À cette vue, il ne se laissa pas troubler et resta impassible. Astyage lui demanda alors s’il reconnaissait la bête dont il avait mangé les chairs. Harpage lui répondit que oui, et que tout ce que faisait le roi lui était agréable. Après ces échanges, il recueillit les restes et rentra à la maison. »
[voir Hérodote 1.119]
Astyage s’est donc vengé d’Harpage de manière particulièrement ignoble, mais il le paie très cher. En effet, Harpage décide alors de trahir le roi en incitant le jeune Cyrus à prendre le pouvoir. C’est ainsi que se réalise la prophétie annoncée par le rêve : suite aux machinations d’Harpage, Astyage perd son trône au profit de son petit-fils Cyrus.
Quelle leçon retenir de tout cela ? Donald Trump ne s’est bien sûr pas comporté de façon aussi atroce que le roi Astyage, mais il a commis une erreur analogue en humiliant cruellement une personne à son service. Qu’il ait limogé le directeur du FBI, vraisemblablement parce que celui-ci se montrait un peu trop zélé à mener l’enquête sur le Président, on peut le comprendre sans l’approuver. En revanche, en traînant publiquement son subordonné dans la boue, il s’assure que, si l’occasion se présente, celui-ci ne manquera pas de précipiter la chute de son ancien maître. Le twit du Président a dû rester en travers de la gorge de James Comey, tout comme les chairs du fils d’Harpage.
Cher Donald, si Twitter t’en laisse le temps, plonge-toi dans la lecture d’Hérodote. Tu y trouveras des enseignements utiles pour ta survie politique.
[image : Jean-Charles Nicaise Perrin (1754-1831), Cyrus et Astyage]
Pour les Européens, il est actuellement important de bien maîtriser l’anglais et de faire cet effort de parler dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle. En effet, lors de congrès internationaux ou pour d’autres échanges, l’anglais est devenu, en quelques décennies, la langue commune d’un continent qui autrement est tout de même morcelé en plusieurs dizaines de langues différentes, ce qui est un inconvénient à l’heure des transports rapides, qui, eux, favorisent les échanges.
Cependant, les agissements de M. Trump ou le choix du Brexit semblent éloigner du Vieux Continent l’Angleterre, qui est une île dans l’Atlantique, et les Etats-Unis, qui sont un pays au-delà de ce même Océan Atlantique. Ainsi ces pays dérivent et flottent outre-Atlantique. Mais alors, comment concilier le fait que nous parlons leur langue avec le peu de solidarité montré avec le reste de l’Europe? On n’ira pas aussi loin que de dire qu’on trouve là l’art de se faire des ennemis, mais au moins cela crée une fêlure dans le choix unanime de l’anglais comme lingua franca en Europe. Il aurait peut-être fallu y penser. Car dans ces conditions, quitte à risquer un éparpillement linguistique, certains vont peut-être préférer s’exprimer dans leur langue maternelle, – tout de même généralement partagée par plusieurs millions d’autres locuteurs -. A moins que le phénomène Trump et le Brexit ne soient que de brefs épisodes?
Mais ceci est « moins pire » que les histoires de croquemitaines. L’histoire d’Astyage et d’Harpage n’était pas pour moi un rappel, mais une découverte: comme je l’ai déjà signalé, Hérodote est sur ma liste de voeux de lectures grecques, et je peux ainsi en lire au moins un extrait. Ce qui est pervers dans ce récit est que lorsque le héros, Harpage, s’aperçoit qu’il s’est fait avoir, il est trop tard pour revenir en arrière, les choses sont irréversibles. De plus, il s’est incorporé son descendant, ce qui provoque un dégoût a posteriori, car l’ingestion et la digestion provoquent une assimilation qui est une horreur.
Il en existe d’autres exemples: Cronos mangeait ses enfants et son fils Zeus a été sauvé de justesse des brutalités paternelles par une ruse de sa mère. Ou bien encore, Procné fait manger à Térée son fils: cette fois, il s’agit de se venger de lui, car il avait violé sa belle-soeur, la soeur de Procné. Ces formes de sadisme nous enseignent à prêter attention à la viande que nous mangeons et à vérifier d’abord si les membres de notre famille sont encore tous dans les parages.
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