Sous la pression de nos employeurs, nous n’osons plus prendre le temps de manger un morceau à midi. Cette pratique, que Cyrus le Grand voyait comme une vertu, est en passe de démolir des cohortes entières de travailleuses et de travailleurs.
- Tiens, déjà midi ! On va manger un morceau ?
- Oh non, c’est exclu : j’ai encore un rapport à finir. J’aurais dû le rendre ce matin à 10 heures. Je me contenterai d’un sandwich tout en continuant de bosser sur l’ordinateur.
- Comment ? Tu ne t’arrêtes même pas un moment ?
- Mais tout le monde fait comme ça, maintenant ! Je l’ai vu dans Le Temps, et c’est confirmé sur mon compte Bakefoot. En plus, je suis tendance, je perds du poids en sautant un repas, et je fais plaisir à mon patron.
- Tendance ? Mais ma pauvre, tu es complètement has been ! Cyrus faisait la même chose voici plus de deux mille ans…
- Six Russes ?
- Mais non, Cyrus, nom d’un vieux centaure ! Tu sais bien, le fondateur de l’empire perse.
- Ah ? Euh…
- Bon, je t’explique, mais écoute-moi et pose ton sandwich. Voilà, Cyrus – il a vécu au VIe siècle avant l’ère chrétienne – était considéré comme un très grand roi, et en plus sage et hyper-discipliné. Deux siècles plus tard, un historien grec, Xénophon, a raconté la vie de Cyrus dans la Cyropédie. Enfin, une vie un peu arrangée, où Cyrus n’a que des qualités et aucun défaut. Arrivé au terme de sa vie, il laisse un empire florissant, mais cela ne dure pas : ses enfants vont s’arranger pour gâcher l’affaire par leur manque de discipline. Alors Xénophon nous montre comment tout marchait bien sous le règne de Cyrus, et comment tout a foiré avec ses successeurs. Tiens, je te lis un passage de Xénophon.
- Ah ? Parce que tu te balades toujours avec une traduction de Xénophon dans la poche de ta veste ?
- Bien sûr, et Homère et Euripide et Platon en plus ! Bon, ne m’interromps plus, je commence.
« Aujourd’hui, on ne s’occupe plus de son corps comme dans le passé ; c’est ce que je vais t’exposer maintenant. Ce n’était en effet pas l’usage de cracher ou de se moucher. De toute évidence, il ne s’agissait pas d’économiser sur les fluides corporels, mais on voulait fortifier les corps par l’effort et la sueur. De notre temps, l’habitude de ne pas cracher ou se moucher perdure, mais on a cessé de faire des efforts physiques.
Autrefois, l’usage était de ne faire qu’un repas par jour, afin de passer toute la journée dans l’activité et l’effort physique. Maintenant cependant, on continue de ne manger qu’une fois par jour, mais on commence quand les tout premiers se mettent à table pour le petit déjeuner, et on reste jusqu’à ce que les derniers quittent la table pour aller se coucher.
Autrefois, il était d’usage de ne pas introduire de pots de chambre dans les banquets : manifestement, on pensait que l’excès de boisson faisait chanceler les corps et les esprits. Maintenant, on n’apporte toujours pas de pots de chambre, mais les convives boivent tellement que, à la place de faire venir des pots, on évacue les convives puisqu’ils ne sont plus en mesure de sortir en tenant sur leurs jambes. »
[voir Xénophon Cyropédie 8.8.8-10]
- Un seul repas par jour ? Ils y allaient fort, tes Perses !
- Eh oui ! Et ils pensaient qu’ainsi ils auraient plus de temps pour le travail. Un peu comme ton patron, quoi… Mais évidemment, après, ça s’est gâté, puisque le repas unique durait du matin au soir ; alors pour le travail, ils étaient un peu moins performants.
- Bon, le rapport attendra. Mon sandwich ne me fait plus envie ; on va manger un morceau au bistro du coin ?
[image : le roi Cyrus le Grand, par Guillaume Rouille, Promptuarii Iconum Insigniorum (1553)]
Optime ! A faire parvenir aux grands employeurs de la planète !
Non sans un autre billet, à propos de μεσημβριάζειν (Pl. Phèdre 258-259), les chaleurs survenant rapidement, c’est de saison.
Moi, peu philosophiquement, je tiens le coup des séances post-prandiales, seulement à condition d’avoir fait une sieste de 10 min., comme le faisait déjà mon arrière-grand-père le chirurgien, avant de se remettre à opérer…
Vale
Matteo
J’aimeJ’aime
Pour reprendre le texte de Xénophon: ne pas se moucher, ne pas cracher, ne pas uriner ne sont plus considérés en ce moment comme des signes de tempérance ni d’endurance. Mais ne presque rien manger à midi, si!
Il est bien vu de n’avoir pas de temps pour le repas de midi: est-ce un reste de calvinisme et de l’idéalisation du travail? Ou est-ce une fuite en avant devant le vide de sens de sa propre vie? Que veut-on prouver ainsi? Qu’on est zélé, qu’on est indispensable à son entreprise, qu’on est capable de faire carrière? Qu’on mérite d’au moins ne pas perdre son poste?
Mais l’absence de pause réelle à midi a son revers pour la santé, à long terme. Et aussi pour l’esthétique: le repas de midi n’étant pas satisfaisant, on va compenser le soir: les bourrelets sur le ventre et autour des hanches vont s’accumuler et on prendra plus vite l’aspect mémère…ou pépère. Pour la santé, la plupart ne s’en soucie pas à 30 ou 40 ans, mais plus tard vont surgir prématurément en raison de l’usure: mal au dos, diabète, hypertension, ‘burn-out’…
On peut, bien sûr, encore de nos jours, quitter les collègues à midi pour aller manger tranquillement ailleurs, ce qu’on veut, mais cela comporte des risques:
1) être considéré-e comme insociable, si on ne partage pas l’amour du tupperware ni des syssitia (repas en commun quasi obligatoire).
2) être considéré-e comme paresseux, en raison de la pause un peu plus longue.
Mais, sachant que les collègues ou la hiérarchie n’ont pas pour premier intérêt notre santé à long terme, il faut assumer ces risques de mauvaise réputation. D’ailleurs, si l’on tombe malade avant l’âge de la retraite en raison de ce style de vie, on ne pourra de toute façon plus travailler et la thérapie coûtera plus cher à la société que des pauses de midi sensées et non effrénées.
Alors, qui atteindra son but le mieux? Le lièvre ou la tortue? Demandez à Esope et si vous ne le connaissez pas, demandez à La Fontaine. Si vous ne connaissez pas La Fontaine, cherchez un dessin animé sur Youtube, car il en existe plusieurs sur ce thème immortel.
J’aimeJ’aime