Sait-on à quand remonte la première lettre d’amour rédigée en grec ? Détour par des auteurs peu connus : Nicolas de Damas, Ctésias de Cnide et Démétrios
La première lettre d’amour qui nous soit conservée en grec est un document extraordinaire : son auteur y clame sa passion pour une intrépide et généreuse guerrière ; mais il affiche aussi son désespoir qui le conduit au suicide.
Comment ? Peut-on vraiment mourir d’amour ? Lectrice – et lecteur – d’aujourd’hui, sache que cette thématique est abordée même par des journaux sérieux comme Marie-Claire.
Tournons-nous donc vers un lointain ancêtre de Marie-Claire : il s’appelle Nicolas, il vient de Damas en Syrie, il a vécu au Ier siècle avant l’ère chrétienne, et nous possédons quelques échos de son activité d’historien, cités dans un ouvrage commandé par un empereur byzantin, Constantin VII Porphyrogénète (Xe s. ap. J.-C.). Nicolas s’est lui-même intéressé à l’un de ses lointains prédécesseurs, Ctésias de Cnide.
Vous n’avez pas bien compris la chaîne de transmission ? C’est pourtant simple : souvent, nous n’avons que des échos lointains des auteurs anciens. Ainsi, Ctésias est cité par Nicolas, lequel est cité par Constantin Porphyrogénète. Sans Constantin, plus de Ctésias !
Ctésias, quant à lui, vivait à la fin du Ve siècle dans une cité d’Asie Mineure qui abritait une célèbre école de médecine. Il a passé un certain temps à la cour perse en tant que médecin du roi Artaxerxès II. C’est vraisemblablement là qu’il a récolté la touchante histoire de Stryangée et Zarinaia. Il l’a mise par écrit, mais le texte original s’est perdu au cours des siècles. Heureusement pour nous, Nicolas pouvait encore la lire à son époque et il nous en a transmis quelques éléments intéressants.
Commençons cependant par esquisser les contours de cette histoire d’amour, grâce au témoignage d’un autre érudit appelé Démétrios ; ensuite, nous verrons ce qu’en dit Nicolas ; finalement, je vous promets la lecture d’une partie de la lettre originale, dans une version qui remonte vraisemblablement à Ctésias lui-même.
Nous ne savons pas grand-chose de Démétrios : c’est l’auteur d’un traité intitulé Sur le style, où il nous raconte l’anecdote suivante :
« Stryangée était un homme originaire de Médie. Il avait fait tomber de son cheval une femme du peuple des Saces ; eh oui ! chez les Saces, les femmes combattent, comme les Amazones. Or donc Stryangée, constatant que la femme sace était belle et pleine de la grâce de la jeunesse, lui laissa la vie sauve.
Après cela, on fit une trêve ; Stryangée était amoureux, mais sans succès. Il décida de mettre fin à ses jours, mais commença par écrire à cette femme une lettre dans laquelle il lui adressait le reproche suivant : ‘Moi, je t’ai laissé la vie sauve ; c’est donc toi qui a été sauvée par moi ; or voici que c’est par toi que je péris.’ »
[voir Démétrios Sur le style 213]
Démétrios nous a fourni quelques renseignements, mais il nous manque un élément crucial : pourquoi diable la belle refuse-t-elle de céder aux instances de son sauveur Stryangée ? Il est temps de nous tourner vers Nicolas :
« Après que Marmarée, roi des Saces, eut été trucidé, Stryangée tomba amoureux de Zarinaia, d’abord en silence ; le sentiment était réciproque.
[passons sur quelques détails accessoires]
N’y tenant plus, Stryangée s’ouvrit à son eunuque le plus fidèle parmi ceux qui l’accompagnaient. L’eunuque l’encouragea, tout en lui conseillant de jeter aux orties sa grande timidité et de parler à Zarinaia.
Stryangée se laissa convaincre et se rendit en toute hâte auprès de la belle. Celle-ci le reçut avec plaisir. Quant à lui, il tournait beaucoup autour du pot, il poussait de profonds soupirs, il rougissait, mais il finit par lui déclarer que, pris par l’amour, il brûlait d’un ardent désir pour elle.
Zarinaia reçut la nouvelle de manière plutôt positive, tout en ajoutant que, pour elle, cette affaire nuisait à sa réputation ; et elle nuisait encore plus à sa réputation à lui, puisqu’il était marié à Rhoitaia, la fille d’Astibaras, dont on disait qu’elle était beaucoup plus belle que Zarinaia et que de nombreuses autres femmes. »
[voir Nicolas de Damas, fragment 12, cité dans des Extraits compilés sur ordre de l’empereur Constantin VII Porphyrogénète]
Aïe ! Stryangée est donc marié… Zarinaia l’aime, mais elle ne va pas compromettre sa réputation dans une pareille affaire. Elle ne veut pas d’histoires avec l’épouse légitime ; toutefois, elle veut bien accorder à Stryangée toute autre faveur. Voilà qui fait une belle jambe à notre amoureux, qui tombe alors dans un profond désespoir :
« Finalement, il rédigea une lettre et fit jurer à son eunuque de ne rien dire à l’avance à Zarinaia – il avait l’intention de se suicider – mais de lui remettre la missive. »
Ouh ! le vilain ! Puisque Zarinaia ne veut pas de lui, il va se tuer et lui faire porter la responsabilité de cet acte désespéré. Nicolas nous donne une version abrégée du texte même de la lettre ; mais ici, nous avons de la chance : un papyrus égyptien nous a conservé en partie la lettre dans une version plus élaborée qui a bien des chances d’être celle que Ctésias avait recueillie au Ve siècle :
« Stryangée parle à Zarinaia : ‘Moi, je t’ai laissé la vie sauve ; c’est donc toi qui a été sauvée par moi ; or voici que c’est par toi que je péris. Maintenant, c’est moi qui me suis tué : car toi, tu ne voulais pas céder à mes instances.
Pour ma part, je n’ai pas choisi ces malheurs et cet amour : c’est le fait de ce dieu [Éros] commun à toi et à toute l’humanité. Tous ceux qu’il approche avec bienveillance, il leur procure d’innombrables plaisirs et leur apporte de nombreux autres bienfaits ; mais celui dont il s’approche en colère – comme ce fut le cas pour moi – il lui cause de très nombreuses souffrances, et il finit par le détruire complètement dans une déroute absolue. J’en prends à témoin ma propre mort. Je ne te maudirai en rien, mais je t’adresserai la prière la plus juste : si toi tu as agis de manière juste envers moi, …’ »
[voir Papyrus d’Oxyrhynque XXII 2330 (copié au IIe s. ap. J.-C. ; publié en 1954)]
Zut, le rouleau de papyrus s’interrompt, impossible de connaître la suite ! Cela ne nous aura toutefois pas empêchés de partager la douleur et le désespoir de notre amoureux contrarié. Nous conservons ici la trace de la plus ancienne lettre d’amour rédigée en grec. D’autres, très nombreuses, suivront. On continuera de littéralement mourir d’amour, comme en témoigne encore aujourd’hui notre chère Marie-Claire.
[image au sommet de cette page: Auguste Toulmouche La lettre d’amour (1883)]
Pour les incorrigibles, indéfectibles et infatigables lecteurs du texte grec original, vous trouverez tout le nécessaire dans le premier commentaire à cette page.
Demetrios De elocutione 213
Οἷα τὰ τοιάδε· Στρυαγγαῖός τις, ἀνὴρ Μῆδος, γυναῖκα Σακίδα καταβαλὼν ἀπὸ τοῦ ἵππου· μάχονται γὰρ δὴ αἱ γυναῖκες ἐν Σάκαις ὥσπερ αἱ Ἀμαζόνες· θεασάμενος δὴ τὴν Σακίδα εὐπρεπῆ καὶ ὡραίαν μεθῆκεν ἀποσώζεσθαι. μετὰ δὲ τοῦτο σπονδῶν γενομένων, ἐρασθεὶς τῆς γυναικὸς ἀπετύγχανεν· ἐδέδοκτο μὲν αὐτῷ ἀποκαρτερεῖν· γράφει δὲ πρότερον ἐπιστολὴν τῇ γυναικὶ μεμφόμενος τοιάνδε· Ἐγὼ μὲν σὲ ἔσωσα, καὶ σὺ μὲν δι’ ἐμὲ ἐσώθης· ἐγὼ δὲ διὰ σὲ ἀπωλόμην.
Nicolas de Damas, fragment 12 (extraits)
Ὁ Στρυαγγαῖος μετὰ τὴν ἀναίρεσιν Μαρμάρεω τοῦ Σακῶν βασιλέως εἴχετο ἔρωτι Ζαριναίας σιγῇ πάλαι· κἀκείνη δὲ αὐτοῦ. (…)
Οὐ καρτερῶν δὲ κοινοῦται τῷ πιστοτάτῳ τῶν εὐνούχων, οἳ συνείποντό οἱ. Ὁ δὲ θαρρύνας αὐτὸν, παρῄνει τὴν πολλὴν ἀτολμίαν ῥίψαντα, αὐτῇ εἰπεῖν Ζαριναίᾳ. Καὶ ὃς, πεισθεὶς, ἀναπηδήσας ᾤχετο παρ’ αὐτήν· ἀσμένως δὲ ἐκείνης παραδεξαμένης αὐτὸν, πολλὰ διαμελλήσας καὶ στενάξας καὶ μεταβαλὼν τὸ χρῶμα, ἐτόλμησεν ὅμως, καὶ εἶπε πρὸς αὐτὴν, ὡς δι’ ἔρωτος εἴη σφοδροῦ καιόμενος τῷ πόθῳ αὐτῆς. Ἡ δὲ πρᾴως μάλα ἀναινομένη, καὶ ἑαυτῇ ἔφη τὸ πρᾶγμα ἐπαισχὲς εἶναι καὶ βλαβερὸν, κἀκείνῳ πολὺ αἴσχιον καὶ βλαβερώτερον, γυναῖκα ἔχοντι Ῥοιταίαν τὴν Ἀστιβάρα θυγατέρα, ἣν ἀκούειν πολὺ καλλίω καὶ αὐτῆς εἶναι καὶ ἄλλων πολλῶν γυναικῶν.
Papyrus d’Oxyrhynque XXII 2330 (extrait) :
Στρ̣υαγγαῖος Ζαρειεναίαι οὕτω λέγει· ἐγὼ μὲν σὲ ἔσωσα, καὶ σὺ δι’ ἐμὲ ἐσώθης, ἐγὼ δὲ διὰ σὲ ἀπωλόμην, καὶ ἀπέκτεινα αὐτὸς ἐμαυτόν· οὐ γάρ μοι σὺ ἐβούλου χαρίσασθαι. ἐγὼ δὲ ταῦτα τὰ κακὰ καὶ τὸν ἔρωτα τόνδε οὐκ αὐτὸς εἱλόμην, ὁ δὲ θεὸς οὗτός ἐστιν κοινὸς καὶ σοὶ καὶ ἅπασι̣ν ἀνθρώποισιν. ὅτω̣ι μ̣ὲν̣ οὖν εἵλεως ἔ̣λθ̣ηι, πλείσ̣τ̣ας γε ἡδονὰς δίδωσιν, καὶ ἄλλα πλεῖστα ἀγαθὰ ἐποίησεν αὐτόν, ὅ̣τω̣ι̣ δὲ ὀργιζόμενος ἔ̣λθηι οἷονπερ ἐμοὶ νῦν, πλεῖστα κακὰ ἐργασάμενος τὸ τελευτῖ̣ον πρόρριζον ἀπώλεσεν καὶ ἐξέτρεψεν. τεκμαίρομαι δὲ τῶι ἐμῶι θανάτωι̣. ἐγ̣ὼ γάρ σοι καταράσομαι μὲν οὐδέν, ἐπεύξομαι δέ σοι̣ τὴν δικαιοτάτην εὐχήν· εἰ μ̣ὲ̣ν̣ σὺ ἐμὲ δίκαια ἐποίησας, …
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Certainement, comme le dit l’article de Marie-Claire, que l’amour déçu cristallise toutes les autres fragilités d’une personne. Il est même heureux que tout le monde ne passe pas si facilement à l’amour suivant, même si certains réalisent un défilé chronologique spectaculaire de relations amoureuses, surtout pendant leur jeunesse. On constate cela dans notre société: un copain, une copine et un autre copain, une autre copine, et puis encore un-e autre…Mais pour d’autres caractères, le sentiment de l’échec peut aller jusqu’à la tentative de suicide et jusqu’au suicide même. C’est rare, mais cela existe: ce n’est pas une invention romanesque, même si certains romans utilisent abondamment ce thème-là. En cas d’échec amoureux, l’entourage doit donc être vigilant et peut parfois sauver quelqu’un, qui, avec le recul du temps, verra les choses de façon moins désespérée.
Mais tournons-nous plutôt vers le sujet moins dramatique de l’écriture et de la lecture de lettres. Les trois passages ci-dessus montrent qu’un amour puissant tourne au drame, à cause du dieu Eros, qui envoie diverses flèches, soit positives soit négatives. Et le 24 novembre 2016, le blog nous avait proposé la « Lettre posthume d’un terroriste »: c’est un roman épistolaire de l’Antiquité, écrit par Chion d’Héraclée. A la suite de l’article de blog, je m`étais procuré ce roman pour le lire, ce que je n’ai pas regretté. Il existe aussi les lettres d’un auteur nommé Alciphron: elles sont regroupées en quatre types d’expéditeurs, lettres de pêcheurs, lettres de paysans, de parasites et de courtisanes. En principe, a priori, par goût de l’exotisme, du monde de la mer, de la Grèce, il me semble que j’aurais dû préférer les lettres de pêcheurs. Mais, en fait, ce qui me reste le mieux en mémoire quelques semaines après cette lecture, ce sont les lettres des parasites. La difficulté à trouver de quoi vivre autrement qu’en faisant le parasite m’a fascinée ainsi que le malheur de ces parasites. Je les ai plaints. Il me semble que de nos jours, nous avons aussi nos parasites, par exemple, des conseillers qui font payer leurs services trop cher. Certaines lettres de courtisanes me restent aussi en tête.
Moi-même, j’ai écrit beaucoup de lettres, d’où mon intérêt pour ce thème. Ma correspondance la plus longue et la plus précieuse a été une correspondance amicale, qui a duré…exactement trente ans et qui s’est terminée par le décès de cet ami. C’était un enseignant de latin d’une université française où j’ai étudié, un spécialiste de l’hagiographie et plus précisément de Jérôme. Cet ami n’était pas de ma génération, mais de celle de mon père. Trente ans de correspondance, c’est long, mais ce n’est pas une chose de l’imagination, c’est une réalité vécue. Je possède toutes ses lettres que je recevais environ tous les deux mois. C’était pour moi une sorte de père spirituel par correspondance, avec de rares visites. Dur, le décès relativement récent!
Dans les commentaires du blog, j’écris un peu des sortes de lettres. Mais ce sont des lettres ouvertes à tous, où il faut être prudent.
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Très émouvant! En ce qui concerne les oracles,cela vaudrait peut-être la peine de confronter ces idées avec « Oracles et Prophétie » (publié chez Beya Editions)
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