Un homme et sa fille se font humilier par un poète célèbre et finissent par se pendre. Cela s’est passé voici 2700 ans.
« Le =+*ç%& »@ [censuré]… Après ce qu’il vient de me faire, il me reste un moyen de me venger : je vais détruire sa réputation. » Voilà probablement ce qu’Archiloque a dû penser au moment où Lycambès lui a fait un coup tordu.
L’humiliation publique est une arme d’autant plus dangereuse que nous tenons tous à notre réputation : ce que les autres disent à notre propos nous affecte particulièrement. Il n’a pas fallu attendre l’invention de F…book pour s’en rendre compte, puisque les réseaux sociaux ont existé de tout temps ; auparavant, ils passaient seulement par d’autres canaux.
À l’époque du poète Archiloque – c’est-à-dire au VIIe s. av. J.-C. – la réputation des gens était véhiculée par les chants que composaient des artistes de renom. Ils utilisaient la lyre, et non le smartphone, mais l’impact de ce mode de communication était bien réel. Souvent, des gens riches payaient des artistes pour qu’ils disent des choses agréables sur leur compte.
Il existait cependant des poètes qui composaient des vers que l’on appelait des ‘iambes’. Vous pouvez comparer les iambes à du fil de fer barbelé, à une piqûre de guêpe ou encore à une gorgée de fiel. Autant dire que personne ne voulait voir son nom figurer dans des iambes. Lycambès et ses filles l’ont appris à leurs dépens.
« Il faut savoir que de nombreuses personnes se sont pendues sous l’effet de la peine. Si l’on en croit le récit ancien, c’est ce qu’ont fait les filles de Lycambès sous l’effet des poèmes d’Archiloque car elles ne supportaient pas l’attaque contenue dans ses moqueries. Cet homme était en effet capable de lancer des insultes terribles. C’est de là que vient le proverbe que l’on applique aux gens adeptes de telles moqueries : ‘Tu as posé le pied sur un Archiloque !’ Une façon de dire qu’on a marché sur un scorpion, un serpent ou une vilaine épine. »
[voir Eustathe de Thessalonique (XIIe s. ap. J.-C.) Commentaire à l’Odyssée 11.277]
Mais qu’a bien pu faire Lycambès à Archiloque pour que celui-ci réplique de manière aussi cinglante ? Consultons un autre érudit, un Romain cette fois-ci :
« Lycambès avait une fille du nom de Néoboulé. Archiloque avait demandé sa main ; son père la lui promit, mais finit par ne pas donner sa fille. Rendu furieux par la volte-face du père, Archiloque composa un poème plein de méchanceté contre lui. Lycambès fut à ce point ulcéré qu’il se pendit et que sa fille fit de même. »
[voir un commentaire attribué à un pseudo-Acron à propos d’Horace Épode 6.11-14]
Ah ! nous y voilà : Archiloque n’a pas accepté que son beau-père potentiel l’humilie en lui refusant la main d’une fille qu’il lui avait accordée au préalable. Tu m’humilies, je t’humilie en retour, et je publie le tout sur F…book, ou du moins je le chante en m’accompagnant de ma lyre. On peut supposer qu’Archiloque a dû émettre des doutes sur la vertu de la belle Néoboulé. L’insulte a dû aussi porter sur les autres filles de Lycambès car certaines versions de l’histoire indiquent que les sœurs de Néoboulé se seraient aussi pendues.
Archiloque, quant à lui, s’est acquis la réputation d’un homme qu’il fallait éviter de contrarier. Voyez plutôt l’inscription que l’on aurait gravée sur sa pierre tombale :
« Cette tombe, placée au bord de la mer, est celle d’Archiloque. Il fut le premier, autrefois, à tremper la plume de sa Muse dans la bile [du monstre] Echidna, et à couvrir de sang le paisible Mont Hélicon [séjour des Muses]. Lycambès le sait bien, lui qui a pleuré ses trois filles après qu’elles se sont pendues. Passant, marche d’un pas tranquille, pour éviter de jamais réveiller les guêpes qui sommeillent dans cette sépulture. »
[voir Anthologie Palatine 7.71]
Incorrigibles humains : passer de la lyre au téléphone n’aura pas changé fondamentalement leur comportement.
[image : Nemesis, la déesse de la vengeance (IIe s. ap. J.-C.)]
Vous voulez lire l’original grec ou latin?
Eustathe de Thessalonique
Ἰστέον δὲ ὅτι πολλῶν προσώπων ἁψαμένων βρόχους ἐπὶ λύπαις ἔπαθον οὕτω κατὰ τὴν παλαιὰν ἱστορίαν καὶ οἱ Λυκαμβίδαι ἐπὶ τοῖς Ἀρχιλόχου ποιήμασι, μὴ φέροντες τὴν ἐπιφορὰν τῶν ἐκείνου σκωμμάτων. ἦν γὰρ ὁ ἀνὴρ δεινὸς ὑβρίζειν. ὅθεν καὶ παροιμία ἐπὶ τῶν οὕτω σκώπτειν εὐφυῶν τὸ, Ἀρχίλοχον πεπάτηκας, ὡς εἴ τις εἴπῃ, σκορπίον ἢ ὄφιν ἢ κακὴν ἄκανθαν.
Pseudo-Acron
Lycambes habuit filiam Neobulen. hanc cum Archilochus in matrimonium postulasset, promissa nec data est a patre. hinc iratus Archilochus in eum maledicum carmen scripsit; quo tanto est dolore compulsus ut cum filia uitam laqueo finiret.
Anthologie Palatine
Σῆμα τόδ’ Ἀρχιλόχου παραπόντιον, ὅς ποτε πικρὴν
μοῦσαν ἐχιδναίῳ πρῶτος ἔβαψε χόλῳ
αἱμάξας Ἑλικῶνα τὸν ἥμερον. οἶδε Λυκάμβης
μυρόμενος τρισσῶν ἅμματα θυγατέρων.
ἠρέμα δὴ παράμειψον, ὁδοιπόρε, μή ποτε τοῦδε
κινήσῃς τύμβῳ σφῆκας ἐφεζομένους.
Les « réseaux sociaux » que forment les rencontres réelles n’ont rien de nouveau, sauf leur nom: car la famille, les amis, les collègues de travail, les voisins forment le « réseau social » présent ou passé de chacun et on n’est pas toujours beaucoup plus à l’abri dans ces réseaux-là que sur Internet. Cependant, les réseaux sociaux cybernétiques sont encore très récents et ils ont leurs spécificités (distance physique, domaines globalement plus jeunes, prédominance de l’écrit et des photos). D’où les nombreuses erreurs commises dans ces activités sur Internet, car la société n’y a pas une longue expérience.
Cependant, il est grave que cette mauvaise utilisation mène au suicide d’adolescent-e-s. Dans ce cas, il ne s’agit plus de simples erreurs d’inexpérience, mais du développement d’une criminalité ou d’une barbarie modernes. Mais on ne pourrait pas non plus, en raison de ces risques, se tenir trop frileusement en-dehors de ces réseaux sociaux cybernétiques, car ils ont leurs avantages. Et si les adultes ne les connaissent pas et laissent toute la place aux adolescents dans ce domaine, cela devient un champ de séparation entre jeunes et vieux. Il est donc important d’apprendre à utiliser intelligemment ces réseaux informatiques, en se protégeant des déviances possibles et sans en devenir dépendant.
De toute façon, dans la « vie réelle », si on entend par cela une opposition aux échanges cybernétiques (mais ceux-ci font aussi partie de la réalité de la vie actuelle), les piques de la méchanceté, du soupçon, de la jalousie, du « mobbing », de l’hypocrisie, peuvent être aussi dures que sur Internet et les adolescent-e-s qui se suicident à cause d’un réseau social cybernétique se seraient peut-être aussi suicidés sans cela.
La question est donc plutôt: si on est assez sensible, comment se faire quand même une « carapace » contre les attaques et les critiques de l’entourage, sans tomber dans le défaut de devenir cynique ou dans le malheur de se tuer? Peut-on faire confiance à quelqu’un? A quels signes reconnaît-on qu’on peut faire confiance? Et du côté des éducateurs: il faut intervenir pour ne pas laisser se développer des zones de sauvagerie nouvelle, des chasses à la sorcière, des chantages…
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