Un médecin peut-il aider un patient à mourir ?

sermentAujourd’hui, la controverse autour du droit des malades au suicide assisté pose un cas de conscience pour les médecins. Respectent-ils le serment d’Hippocrate ?

Adèle est atteinte d’une maladie incurable qui lui cause d’indicibles souffrances. Au bout du chemin, une seule certitude : la mort, dans des conditions très difficiles. Dans un certain nombre de pays, les lois permettent – ou du moins l’usage tolère – désormais le suicide assisté : un médecin pourrait abréger les souffrances d’Adèle en lui administrant un poison mortel.

Dans certaines régions, le débat s’est encore élargi : désormais, on envisage la possibilité de permettre à des personnes âgées de choisir de mourir, non pas parce qu’elles sont malades, mais parce qu’elles sont fatiguées de vivre.

Jusqu’où peut-on aller dans ce débat ? Pour certains, il est simplement exclu d’ôter la vie à un autre être humain, quelles que soient les circonstances. D’autres admettent le principe d’abréger l’existence d’une personne gravement malade. Finalement, on assiste à l’émergence d’une revendication à quitter ce monde sans condition, avec l’aide d’un médecin. Face à de telles possibilités, les hommes sauront-ils résister à la tentation de se débarrasser des êtres les plus faibles au nom d’une logique économique ?

Nous ne résoudrons pas ici ce débat épineux. Contentons-nous de revenir sur un élément précis qui apparaît régulièrement dans la discussion : les médecins qui se soumettent au serment d’Hippocrate devraient en principe s’abstenir d’administrer un poison mortel.

Ce serment est attribué à l’un des fondateurs de la médecine grecque, Hippocrate de Cos (env. 460-370 av. J.-C.), héritier d’une longue lignée de médecins remontant à jusqu’au dieu guérisseur Asclépios. Les Asclépiades – c’est ainsi qu’on les désignait – se transmettaient oralement un savoir séculaire.

L’un des aspects les plus originaux de la personne d’Hippocrate réside dans le fait que, contrairement à ses prédécesseurs, ce médecin a mis par écrit une partie de ses connaissances. On pourrait dire qu’il est un précurseur de l’open access, puisque l’accès direct aux textes médicaux permettait à chacun d’apprendre la science médicale. Curieusement, le serment d’Hippocrate semble contredire ce principe de libre accès au savoir médical, comme on va le voir. Ci-dessous, une traduction d’un texte maintes fois invoqué, mais rarement lu :

« Je jure par Apollon Médecin, et par Asclépios, Hygie et Panacée, ainsi que par tous les dieux et les déesses, en les prenant tous à témoin. J’agirai conformément à ce serment et à cet engagement, selon mes capacités et ma faculté de jugement :

  • J’honorerai celui qui m’a enseigné cet art comme s’il s’agissait de mes propres parents ; je mettrai en commun nos moyens de subsistance, et s’il est dans le besoin, je partagerai avec lui.
  • Je considérerai ses propres enfants comme des frères, et je leur enseignerai l’art de la médecine s’ils veulent l’apprendre, sans salaire ni engagement. Je transmettrai les préceptes, les enseignements communiqués oralement et toute autre forme d’apprentissage à mes propres fils, à ceux de mon maître, ainsi qu’à des élèves enregistrés et assermentés selon les règles de la médecine, mais à personne d’autre.
  • J’administrerai des traitements médicaux pour le bien des patients, selon mes capacités et ma faculté de jugement ; je m’abstiendrai de porter atteinte à la santé des patients ou de leur causer un tort.
  • Je n’administrerai à personne un poison mortel, même si on me le demande, ni ne ferai une telle proposition. De même, je ne donnerai pas à une femme un pessaire [une sorte de suppositoire] abortif. Je maintiendrai mon existence et mon art purs et conformes aux usages.
  • Je ne ferai pas d’incision sur des personnes atteintes de calculs, mais je laisserai cette pratique à des spécialistes.
  • Dans toutes les maisons que je visiterai, je n’entrerai que pour le bien des patients, en m’abstenant de tout tort volontaire et corrupteur, notamment des actes sexuels sur le corps des femmes et des garçons, de condition libre et servile.
  • Ce que je pourrais voir ou entendre qui se rapporte à la vie privée, dans le cadre d’un traitement ou même hors du traitement, je le garderai sous silence, considérant de telles données comme secrètes.
  • Si je respecte ce serment sans l’enfreindre, puissé-je profiter de mon existence et de mon métier en jouissant de l’estime de tous les hommes pour l’éternité ; mais si je l’enfreins et me parjure, que ce soit le contraire. »

[texte grec du serment d’Hippocrate]

Dans ce texte, on retiendra tout particulièrement l’article suivant : « Je n’administrerai à personne un poison mortel, même si on me le demande, ni ne ferai une telle proposition. De même, je ne donnerai pas à une femme un pessaire abortif. »

Le médecin qui voudrait respecter à la lettre le serment d’Hippocrate devrait donc s’abstenir de participer à un suicide assisté. De même, provoquer une interruption de grossesse, sous quelque forme que ce soit, ne serait pas permis. Doit-il invoquer aujourd’hui l’autorité d’une tradition vieille de deux millénaires et demi ? Peut-il au contraire avancer l’argument d’un changement de mentalités pour faire une entorse au serment d’Hippocrate ?

Chacun se fera son opinion selon ses croyances et sa compréhension des choses de ce monde. Pour ma part, je préfère retenir la modernité de certaines autres clauses. Derrière l’interdiction d’extraire des calculs, lesquels seront laissés aux soins d’un spécialiste, on voit s’esquisser la mise en place des sous-disciplines de la médecine. Le respect de la personne, ainsi que le secret médical, demeurent incontournables aujourd’hui ; et il s’applique à toutes et tous, sans aucune distinction. Dans l’Antiquité comme de nos jours, la médecine ne relève pas d’un simple acte technique : du moment qu’un homme se trouve investi du pouvoir d’agir sur la vie et la survie de ses semblables, son activité soulève des questions d’ordre éthique que nous ne saurions ignorer.

[image : manuscrit du serment d’Hippocrate (Bibliothèque Vaticane, XIIe s. ap. J.-C.)]

Une réflexion sur “Un médecin peut-il aider un patient à mourir ?

  1. Rapporté par Diodore de Sicile, dans la description d’un peuple, II, 55-60 : τὸν δὲ πηρωθέντα ἢ καθόλου τι ἐλάττωμα ἔχοντα ἐν τῷ σώματι μεθιστάνειν ἑαυτὸν ἐκ τοῦ ζῆν ἀναγκάζουσι κατά τινα νόμον ἀπότομον. νόμιμον δ´ αὐτοῖς ἐστι ζῆν ἄχρι ἐτῶν ὡρισμένων, καὶ τὸν χρόνον τοῦτον ἐκπληρώσαντας ἑκουσίως μεταλλάττειν ἐξηλλαγμένῳ θανάτῳ· φύεσθαι γὰρ παρ´ αὐτοῖς ἰδιοφυῆ βοτάνην, ἐφ´ ἧς ὅταν τις κοιμηθῇ, λεληθότως καὶ προσηνῶς εἰς ὕπνον κατενεχθεὶς ἀποθνήσκει.

    Ma traduction pour les lecteurs (car pour moi-même, je mets mes efforts de langue grecque à la lire sans la traduire): « celui qui a un handicap ou quelque autre faiblesse corporelle, ils le forcent à quitter la vie, selon une loi rude. Car il leur est permis de vivre jusqu’à un nombre bien déterminé d’années, et lorsqu’ils ont effectué ce temps, de changer volontairement et de passer dans la mort. En effet, il pousse chez eux une plante particulière: si quelqu’un s’endort sur celle-ci, sans s’en apercevoir et tout doucement, il est amené à s’endormir et il meurt. »

    Autrement dit, dans ce peuple, les personnes âgées et malades sont poussées au suicide « volontairement ». On n’en est peut-être pas encore là avec une association comme Exit, mais la dérive possible est évidente. Comment faire la différence entre une volonté libre et un environnement délétère qui suggère à des gens âgés ou malades – ne serait-ce que par imitation de quelques congénères – que, finalement, ce serait assez bien pour tout le monde, c’est-à-dire pour eux-mêmes et pour l’entourage, qu’ils débarrassent le plancher? A la fin, des personnes âgées ou malades qui décident de continuer à vivre pourraient même se sentir culpabilisées de leur choix de vie et penser qu’elles imposent aux gens valides un poids financier ou moral, alors qu’elles auraient la possibilité légale de ne pas le faire.

    L’helléniste allemand chez qui on trouve la citation de Diodore ci-dessus, Rohde, dit que cette coutume de s’empoisonner au grand âge était répandue dans de nombreux peuples de l’Antiquité et il ajoute: « auch die auf Keos bestehende Sitte, im gebrechlichen Alter durch einen Gifttrunk sich selbst zu tödten (Aelian, V. H. III 37 (…)) darf als ein letzter auf griechischen Boden erhaltener Rest des alten grausigen Gebrauches betrachtet werden ».

    C’est-à-dire: On peut considérer la coutume existant à Kéa, de se tuer soi-même, dans un âge avancé, par un poison, comme un dernier reste maintenu sur le sol grec d’une vieille coutume dégoûtante ».

    Je suis d’accord avec Rohde lorsqu’il dit que ces suicides de personnes âgées sont une vieille coutume dégoûtante. En raison du serment d’Hippocrate, des médecins actuels réfléchissent à développer les soins palliatifs et non les associations du type Exit.

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