L’hygiène des peuples

showerL’incroyable bévue d’une tenancière d’hôtel suisse nous ramène aux clichés sur les peuples.

Stupéfiante maladresse de la tenancière d’un hôtel suisse : elle prie ses clients juifs de bien vouloir prendre une douche avant d’entrer dans la piscine. Alors que les hôteliers suisses s’inquiètent de la concurrence des pays voisins, ils parviennent néanmoins à susciter la polémique. Il aurait pourtant été tellement plus simple de prier tous les clients de l’hôtel de se doucher avant leur baignade. En cherchant bien, peut-être même qu’un client suisse aurait besoin qu’on lui rappelle les bonnes manières.

Les accusations d’antisémitisme ne se sont pas fait attendre et l’hôtelière a présenté ses excuses. Il vaudrait mieux tourner la page, mais non sans se poser la question des clichés ethniques.

« Les Utopiens, ils ne savent pas manger les spaghettis sans en lâcher par terre. »

« Les Sélénites, ils ne vous tiennent jamais la porte, même si vous êtes chargée de paquets. »

« Et tous les Syldaves sont des voleurs d’enfants, c’est bien connu ! »

Avec de tels clichés, nous identifions chez les ressortissants d’un groupe étranger un comportement qui enfreint nos propres normes. Tant que les Utopiens lâchent leurs spaghettis par terre en Utopie, cela nous est égal ; mais qu’ils ne viennent pas répandre des pâtes sur le sol de la proprissime Helvétie. L’étape suivante consiste donc à prier par avance nos hôtes utopiens de ramasser leurs spaghettis, parce que l’on sait par expérience que ces gens – pas les autres – vont le faire.

L’historien Hérodote d’Halicarnasse, au Ve siècle av. J.-C., a vécu la situation inverse : grand voyageur, il a visité diverses régions de l’empire perse pour essayer de comprendre les causes profondes des guerres médiques qui ont opposé les Perses aux Grecs. Au cours de ses voyages, il a observé les coutumes de divers peuples, dont les Égyptiens.

« Chez [les Égyptiens], ce sont les femmes qui vont au marché et font le commerce, tandis que les hommes restent à la maison et tissent. Chez tous les autres peuples, on tisse en faisant progresser la trame vers le haut ; les Égyptiens, eux, vont vers le bas. Les hommes portent les fardeaux sur la tête, les femmes sur les épaules.

Les femmes urinent debout, tandis que les hommes s’accroupissent. Ils se soulagent dans les maisons, mais ils mangent à l’extérieur, dans la rue : ils expliquent que les activités honteuses mais indispensables doivent s’accomplir dans l’intimité d’un lieu caché, alors que celles qui ne sont pas honteuses se font aux yeux de tous. (…)

Dans les autres pays, les prêtres portent les cheveux longs ; en Égypte, ils ont le crâne rasé. Chez les autres hommes, la coutume veut que, en cas de deuil, les proches parents se tondent la tête ; mais les Égyptiens, lors d’un décès, laissent pousser leurs cheveux et leur barbe, alors qu’auparavant ils les rasaient. Chez les autres peuples, hommes et bêtes vivent séparés ; les Égyptiens, eux, vivent avec leurs bêtes. (…) »

[Hérodote 2.35-36]

herodotusÀ en croire Hérodote, les Égyptiens feraient tout à l’envers des autres peuples. Cette description des mœurs égyptiennes dépend en bonne partie d’un désir manifeste chez l’historien-ethnographe de construire une opposition entre la Grèce et l’Égypte. Les coutumes opposées trouveraient une correspondance dans la géographie même du bassin méditerranéen. Ce passage nous montre donc que, même sous couvert d’observation objective, l’image des autres est toujours construite. Hérodote n’échappe pas à ce travers.

Sur la base de cette description des Égyptiens d’antan, imaginons ce qu’aurait pu afficher le tenancier d’un hôtel dans l’Athènes de Périclès :

« À l’attention de nos clients égyptiens :

Les femmes ne sont pas admises dans les magasins ; elles sont priées d’envoyer leurs maris.

Les Égyptiens sont priés d’aller faire leurs besoins dehors, et non à l’intérieur de la maison. Par ailleurs, merci aux hommes d’uriner debout, et aux femmes de s’accroupir.

Les prêtres égyptiens qui séjournent dans notre hôtel voudront bien se laisser pousser les cheveux, sauf en cas de deuil. »

[image: Hérodote, Cour Carrée du Louvre]

Une réflexion sur “L’hygiène des peuples

  1. La bêtise est universelle: puisque « deux jeunes filles » seulement ou « certains clients » de l’hôtel (le nombre n’est pas précisé, mais ils ne semblent pas être nombreux) n’avaient pas pris de douche avant d’entrer dans la piscine, il fallait aller leur parler et leur rappeler cet aspect d’hygiène, au lieu de placarder une affichette infamante dans l’hôtel, aux yeux de tous les clients, et dans le but de créer publiquement la honte sur les Juifs.

    Et si la bêtise n’était que bête, ce ne serait peut-être pas grave. Mais elle risque d’être aussi dangereuse, dans la mesure où il s’ensuivrait des menaces pour la vie et comme ces généralisations de l’affichette évoquent l’holocauste du siècle précédent, les réactions sont vives, certainement dans l’idée qu’il faut réagir vite à tout indice de discrimination.

    Passons à Hérodote: à son époque, la plupart des gens ne devait pas voyager beaucoup; la distance entre la Grèce et l’Egypte devait donc paraître immense. Cela contribuait certainement à faire apparaître les Egyptiens comme complètement différents des Grecs, comme des sortes d’extraterrestres. Tous leurs comportements paraissent ainsi très exotiques. Cela a du charme, car c’est surprenant pour le lecteur. C’est l’aventure et Hérodote est l’aventurier qui se met en avant par ses découvertes, car il est allé loin. De plus, ces oppositions systématiques entre Grecs et Egyptiens sont faciles à comprendre et n’obligent pas le lecteur à réfléchir longtemps, mais frappent plutôt l’imagination. Cela fait rêver.

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