Spécialistes de la reconnaissance faciale automatique, ils prétendent détecter l’orientation sexuelle des individus par des logiciels. Un projet soit effrayant soit stupide, qui réveille le monstre de la physiognomonie.
Après le radar, voici le ‘gaydar’, inventé par des techniciens de Stanford : ils prétendent pouvoir identifier l’orientation sexuelle d’une personne avec un taux de succès de 91%, simplement par l’analyse des traits de son visage. Invention stupide, monstrueuse et dangereuse : va-t-on vendre un logiciel clés en mains à des homophobes dans des pays où toute déviance de la norme majoritaire est considérée comme un crime ?
Les concepteurs de ce projet se défendent en affirmant qu’ils voulaient précisément montrer les excès auxquels on peut aboutir avec de telles recherches. C’est un peu comme si je construisais une méga-super-bombe archi-atomique pour vous convaincre de sa dangerosité : la preuve qu’elle est dangereuse, c’est que je suis parvenu à la construire ; mais bien sûr, je n’ai aucune intention de l’utiliser. Nous voici tous rassurés.
Les techniciens de Stanford auront certainement réussi à démontrer deux points importants : tout d’abord, qu’il ne faut pas laisser l’intelligence artificielle entre les mains des seuls techniciens ; ensuite, que certaines croyances ont la vie dure, à commencer par la théorie de la physiognomonie.
Physiognomonie ? Le mot est un peu abscons, je l’admets. Il s’agit d’une théorie selon laquelle le caractère des humains se refléterait dans les traits de leur visage. Une croyance vieille comme le monde qui fait que, dès l’épopée homérique, les gens beaux ont l’âme noble, et inversement les caractères immondes ne s’accordent qu’avec une apparence laide. Autrement dit, la norme que nous imposons à nos semblables doit s’appliquer aussi bien à leur apparence qu’à leur vie intérieure.
Appliqué de manière intuitive, le principe physiognomonique produit des absurdités dont on pourrait presque rire aujourd’hui. Un courant analogue – mais non identique – est tournée en dérision par Rodolphe Töpffer, qui nous décrit Monsieur Crespin à la recherche d’un bon éducateur pour ses enfants. On lui présente entre autres Monsieur Craniose, spécialiste de la phrénologie, lequel soutient que la personnalité des individus est inscrite dans leur crâne.
Voici par ailleurs ce qu’écrivait un monsieur fort respectable au début du XXe siècle :
« On a prétendu un jour que je me défiais des hommes à moustaches cirées. Eh bien, oui, c’est vrai en une certaine mesure. Elles sont souvent un signe de fatuité et parfois l’indice d’un penchant à la boisson. Les ‘toupets’ que certains jeunes garçons portent sur le front sont certainement un signe de bêtise.
La forme de la figure donne sur le caractère d’un homme des indications précieuses. Peut-être pouvez-vous me dire quelque chose des messieurs que voici : »
L’auteur de ce texte édifiant ? Lord Baden-Powell, le père de tous les scouts, dans son manuel Scouting for Boys (cité ici dans la version française, Éclaireurs, sans lieu ni date d’édition, aux alentours de 1920).
Le général devenu éducateur de la jeunesse faisait écho à la longue tradition physiognomonique, érigée en science par ses prédécesseurs. Le théologien suisse Johann Kaspar Lavater (1741 – 1801) s’est rendu célèbre par son traité intitulé L’Art de connaître les hommes par la physionomie, publié entre 1775 et 1778.
Un siècle plus tôt, l’artiste français Charles Le Brun propose une approche graphique de la même idée.
En fait, aussi bien Lavater que Le Brun reprennent une théorie beaucoup plus ancienne, dont nous avons connaissance grâce à un traité attribué – à tort – à Aristote.
Dans ce manuel antique, l’idée directrice est que les hommes et les animaux partagent des traits physiques que l’on peut associer à leur caractère ou à leur comportement. Si l’on isolait un trait propre à un animal, et qu’on le reportait sur un humain, on pourrait en déduire le caractère de ce dernier. Voici quelques extraits pour nous réchauffer le cœur :
« Ceux qui ont les yeux creux sont malfaisants (on le voit par analogie avec le singe). »
[pseudo-Aristote Physiognomonique 811b22; le texte grec original vous est fourni au bas de cette page]
Ou encore :
« Tous ceux qui ont le cou épais ont l’âme ferme (on le voit par analogie avec le mâle) ; mais ceux qui l’ont mince sont faibles (on le voit par analogie avec la femelle). Quant à ceux qui ont le cou à la foi épais et ferme, ils ont un tempérament bouillonnant (on le voit par analogie avec les taureaux, au tempérament bouillonnant). Ceux qui ont le cou de bonne longueur, mais pas trop épais, sont magnanimes (on le voit par analogie avec les lions). Un cou mince et long dénote les lâches (on le voit par analogie avec les biches). Un cou trop court signale des insidieux (on le voit par analogie avec les loups). »
[pseudo-Aristote Physiognomonique 811a10-17]
Vous n’êtes pas encore convaincus ? Allons, encore une petite dose :
« Les signes du lâche sont une chevelure molle, un corps penché vers l’avant, sans élan ; le haut des cuisses épais ; une certaine pâleur du visage ; des yeux faibles et qui clignent ; les extrémités du corps faibles, des jambes courtes, des mains délicates et allongées ; une hanche courte et faible ; une posture rigide dans les mouvements. La personne manque de vigueur et se tient en arrière avec un air hébété. L’expression du visage change fréquemment, elle est abattue. »
[pseudo-Aristote Physiognomonique 807b4-12]
Quand on apprend que le ‘gaydar’ détecterait les homosexuels mâles par leurs mâchoires plus étroites, leurs nez et leurs fronts plus longs, le parallèle fait frémir. Le progrès technique n’avance pas toujours au même rythme que l’intelligence humaine. On se réjouit déjà de la version 2.0 du ‘gaydar’, où l’on pourra détecter automatiquement les joueurs de poker, les femmes infidèles, les musulmans (en distinguant les sunnites des chiites), les dépressifs, les évangélistes et les communistes.
[L’image au sommet de cette page devrait provoquer le plantage du ‘gaydar’ : il s’agit du chorégraphe et danseur Léonide Massine, amant de Diaghilev, mais aussi grand amateur de femmes. Il s’est marié quatre fois et a eu quatre enfants. Je ne sais pas ce qui se produit lorsque le ‘gaydar’ tombe sur un ‘bi’.]
Pour les personnes souffrant d’une dépendance incurable à la lecture des textes grecs en version originale, voici de quoi les satisfaire :
pseudo-Aristote Physiognomonique 811b22:
οἱ δὲ κοίλους ἔχοντες κακοῦργοι· ἀναφέρεται ἐπὶ πίθηκον.
pseudo-Aristote Physiognomonique 811a10-17:
ὅσοι τὸν <τράχηλον> παχὺν ἔχουσιν, εὔρωστοι τὰς ψυχάς· ἀναφέρεται ἐπὶ τὸ ἄρρεν. ὅσοι δὲ λεπτόν, ἀσθενεῖς· ἀναφέρεται ἐπὶ τὸ θῆλυ. οἷς τράχηλος παχὺς καὶ πλέως, θυμοειδεῖς· ἀναφέρεται ἐπὶ τοὺς θυμοειδεῖς ταύρους. οἷς δὲ εὐμεγέθης μὴ ἄγαν παχύς, μεγαλόψυχοι· ἀναφέρεται ἐπὶ τοὺς λέοντας. οἷς λεπτὸς μακρός, δειλοί· ἀναφέρεται ἐπὶ τοὺς ἐλάφους. οἷς δὲ βραχὺς ἄγαν, ἐπίβουλοι· ἀναφέρεται ἐπὶ τοὺς λύκους.
pseudo-Aristote Physiognomonique 807b4-12:
<δειλοῦ> σημεῖα τριχωμάτιον μαλακόν, τὸ σῶμα συγκεκαθικός, οὐκ ἐπισπερχής· αἱ δὲ γαστροκνημίαι ἄνω ἀνεσπασμέναι· περὶ τὸ πρόσωπον ὕπωχρος· ὄμματα ἀσθενῆ καὶ σκαρδαμύττοντα, καὶ τὰ ἀκρωτήρια τοῦ σώματος ἀσθενῆ, καὶ μικρὰ σκέλη, καὶ χεῖρες λεπταὶ καὶ μακραί· ὀσφὺς δὲ μικρὰ καὶ ἀσθενής· τὸ σχῆμα σύντονον ἐκ ταῖς κινήσεσιν· οὐκ ἰταμὸς ἀλλ’ ὕπτιος καὶ τεθαμβηκώς· τὸ ἦθος τὸ ἐπὶ τοῦ προσώπου εὐμετάβολον, κατηφής.
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Il est grave que ces recherches ne soient pas seulement celles de techniciens, en fait, mais qu’elles soient reliées à une université, Stanford. En effet, la recherche universitaire porte une responsabilité, dans la mesure où, pour la population qui ne fait majoritairement pas de recherches, l’université est une autorité: par ses recherches, elle montre ce qui est censé être à la pointe, le plus actuel possible. En principe, elle montre donc la direction à suivre.
Cela peut être catastrophique: les nazis avaient aussi des chercheurs, des théoriciens et des universitaires qui ont attribué une supériorité raciale au type physique de l’Aryen, avec des descriptions et des mesures du visage, certainement empruntées à la physiognomonie. Les personnes qui ne correspondaient pas à ces mesures considérées comme idéales étaient vues comme des êtres inférieurs: on pouvait les tuer et parmi elles, il y avait les Juifs, les homosexuels, les handicapés, certains intellectuels. On ne voudrait pas que ces « théories » reviennent. C’est pourquoi il faut exercer le « devoir de mémoire » et se rappeler l’Histoire tragique du 20ème siècle. Et, on le voit, il ne faut pas non plus faire confiance aveuglément aux universitaires, car certains n’ont aucun scrupule. On espère qu’ils sont en minorité dans les universités, mais même par rapport à ces intellectuels, il est bon d’avoir l’esprit critique.
D’autre part, la physiognomonie, même quand elle n’atteint pas des dimensions si destructrices, rappelle la lecture des lignes de la main: notre avenir serait inscrit dans notre paume, ce qui semble plutôt superstitieux. La graphologie est aussi une tentative de deviner le caractère d’une personne, d’après son écriture manuscrite. C’est pourquoi, il n’y a pas si longtemps, on demandait d’adjoindre à un C.V. une lettre manuscrite. Des responsables des « ressources humaines » demandaient alors à un graphologue d’estimer quel candidat était apte à tel ou tel poste. Mais cette pratique a été abandonnée, car la graphologie est peu fiable. Il n’empêche que certaines personnes n’ont probablement pas reçu un poste en raison de l’interprétation négative de leur écriture…de chat.
Et le radar à hellénistes, il existe déjà? Je pense que oui. Les traits caractéristiques à repérer sont les suivants:
– l’helléniste est de famille bourgeoise.
– il est « classique », ce qu’on opposera à « dynamique ».
– il ne s’occupe que des morts.
– il ne s’occupe que de tous petits détails (les esprits et les accents?).
– bref, il coûte cher à la société pour pas grand-chose.
On peut donc le faire passer à la Moulinette. Et si vous êtes un-e helléniste qui ne correspond pas au portrait? Eh bien, tant pis, vous passez vous aussi à la Moulinette.
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