La problématique du harcèlement et des abus sexuels nous hante depuis l’époque des héros grecs. Un récit mythologique illustre les difficultés que pose la loi du silence.
- Eh bien ! Tu en fais, une tête !
- Il y a de quoi : tous les jours, un homme se fait lyncher par les réseaux sociaux par des femmes en furie. Encore ce matin, c’était le tour d’un politicien suisse.
- C’est bien normal, non ? Elles en ont assez de se faire harceler impunément par des hommes.
- Toi, je sens que tu vas bientôt me reprocher mes blagues salaces…
- Effectivement, tes plaisanteries de corps de garde ne me font pas rire du tout. Je te le dis franchement, mais beaucoup de femmes ne parviennent pas encore à exprimer ce genre de sentiments.
- Comment ça, elles ne parviennent pas à les exprimer ? Il suffit de dire les choses, non ?
- Par les mamelles de Déméter, tu n’y comprends rien ! Quand on subit des blagues de mauvais goût, un harcèlement, ou pire, un abus sexuel, cela fait très mal de devoir en parler ; les victimes sont forcées de revivre leurs souffrances. Alors, quand elles parlent, bravo !
- Ah, tiens ! Je ne voyais pas les choses ainsi…
- Pourtant, cela fait 3000 ans qu’on en parle, et il y a toujours des hommes qui n’ont pas entendu.
- 3000 ans ? Ah non, l’affaire Weinstein, cela fait seulement quelques mois !
- Et l’affaire Térée, tu connais ?
- Térée ? Non, je ne trouve pas cela sur mon compte Bakefoot. C’est encore une histoire que tu as trouvée dans un vieux bouquin poussiéreux ?
- Pas si poussiéreux que ça ; d’ailleurs, j’ai justement un exemplaire du livre avec moi. C’est la Bibliothèque d’Apollodore. Maintenant, reste, tranquille, pose ton smartphone, et écoute.
« Pandion épousa Zeuxippé, la sœur de sa mère. Il en eut deux filles, Procné et Philomèle, et deux fils jumeaux, Érechthée et Boutès. Une guerre éclata avec Labdacos au sujet des frontières. Pandion appela au secours Térée, fils d’Arès, venu de Thrace, gagna la guerre avec son aide et lui donna en mariage sa fille Procné. Térée eut d’elle un fils, Itys. Il tomba amoureux de Philomèle, la séduisit elle aussi — en prétendant que Procné était morte — et la cacha à la campagne. Il épousa ensuite Philomèle, s’unit à elle et lui coupa la langue. Philomèle avertit alors Procné de son malheur en tissant des signes dans un morceau d’étoffe. Procné partit à la recherche de sa sœur, tua son propre fils Itys, et l’ayant fait cuire, elle le servit en repas à Térée sans qu’il s’en aperçoive ; puis les deux sœurs prirent la fuite en toute hâte. Quand il comprit ce qui s’était passé, Térée saisit une hache et se lança à leur poursuite. Arrivées à Daulis de Phocide, elles se retrouvèrent encerclées de toutes parts et prièrent les dieux de les transformer en oiseaux. Procné devint un rossignol, Philomèle une hirondelle, et Térée fut également métamorphosé : il devint une huppe. »
- Elle est un peu compliquée, ton histoire…
- Bon, je résume : Térée abuse de sa belle-sœur Philomèle, mais il l’empêche de parler en lui coupant la langue. Mais la vérité finit toujours par sortir car Philomèle raconte sa triste histoire en la tissant.
- Je vois que nos psychiatres n’ont rien inventé lorsqu’ils demandent aux enfants de dessiner ce qu’ils ne parviennent pas à dire.
- Finalement, tu te réveilles ! Tu n’es donc pas si bête que ça. Tu auras aussi constaté que, dans la seconde partie de l’histoire, Philomèle et Procné dénoncent les actes de Térée, mais qu’elles doivent faire face aux conséquences de cette dénonciation.
- Oui, d’accord, il ne suffit pas de dire les choses : encore faut-il endurer les réactions après coup.
- Alors, puisqu’on peut maintenant te dire les choses franchement, je trouve ton calendrier Pirelli de très mauvais goût.
- Ah non ! Mon calendrier Pirelli, c’est sacré ! Les copains ne comprendraient pas que je m’en débarrasse !
Pingback: Elle dénonce un abus sexuel … il y a 3000 ans | quisquilia
Il y a un an, je me suis procuré cette traduction d’Apollodore, car M. Schubert a déjà signalé dans son blog, peut-être deux fois et c’est la troisième fois, qu’il a publié ce livre et je voulais voir de quoi il retourne. Personnellement, je trouve le texte quand même difficile à lire même en français ou, plus justement sans doute, un peu ennuyeux, dans la mesure où il est un peu sec: c’est un résumé et une suite de noms et d’actions.
A propos de cet abus sexuel de Térée, je préfère l’emploi qu’en fait Achille Tatius dans son « roman de Leucippé et Clitophon ». C’est au livre V, dans les paragraphes 3 à 5 et cet abus sexuel est clairement attribué à des barbares: βαρβάροις δέ, ὡς ἔοικεν, οὐχ ἱκανὴ πρὸς Ἀφροδίτην μία γυνή, μάλισθ´ ὅταν αὐτῷ καιρὸς διδῷ πρὸς ὕβριν τρυφᾶν. Ce qui veut dire: « les barbares, une seule femme ne leur suffit pas pour les plaisirs de l’Amour, surtout quand ils ont l’occasion de se faire plaisir en humiliant ».
Voilà l’abus sexuel bien mis à sa place: acte de barbares, il ne doit pas faire partie d’un monde civilisé. Ce qui est intéressant est que cette légende joue un rôle dans le roman. En effet, les héros d’Achille Tatius voient un jour une peinture qui représente cette histoire de Térée, Procné et Philomèle et cette illustration leur sert d’avertissement pour ne pas se rendre à une invitation dont ils se méfient d’ailleurs d’avance. L’histoire de ce trio brutal de Térée, Procné et Philomèle fonctionne donc comme un appel à la prudence: attention, on nous attire dans un piège qu’on peut éviter, avec un peu de saine méfiance.
De nombreuses légendes grecques concernent les abus sexuels, en particulier lorsqu’elles se terminent par une métamorphose qui permet d’échapper au viol (ex: la nymphe Syrinx poursuivie par Pan et qui devient un roseau). De nos jours, des femmes racontent leurs mauvaises expériences et il vaut mieux le dire que le tolérer sans rien dire. Les légendes peuvent servir à informer la jeunesse, sans en passer par de douloureuses expériences. Ou alors, quand il est trop tard pour une simple prévention, elles peuvent servir de consolation.
J’aimeJ’aime