Peut-on rire du coronavirus ?

Ceux qui ont perdu un parent, un proche ou des amis n’auront pas le cœur à rire, on les comprend. Pourtant, le rire peut devenir la seule arme pour affronter l’insupportable.

Le coronavirus nous pourrit la vie : il a tué des gens par milliers, perturbé notre vie sociale, brisé la vie professionnelle de nombre d’individus, et ne semble pas prêt à retourner dans la forêt d’où il est probablement venu. On en a marre, du Covid ! Pourtant, même l’horreur est parfois moins insupportable avec le rire : le réalisateur Roberto Benigni l’a bien montré avec son film La vita è bella, dans lequel un père protège son enfant de la barbarie d’Auschwitz en se servant du rire. Alors voyons si Aristophane peut nous aider à passer le cap.

Lécythe à figure rouge, env. 475-450 av. J.-C. Pilier hermaïque à Athènes.

Dans les Grenouilles, le poète comique imagine que le dieu Dionysos s’est rendu dans l’Hadès pour en ramener un poète tragique. Il doit choisir entre Eschyle – tenant de la tradition ancienne – et Euripide – innovateur décrié. Le passage qui suit est une adaptation d’un échange célèbre entre Eschyle et Euripide, arbitré par Dionysos. Dans l’original, il y est question de la perte à répétition d’un lêkythion (une petite fiole à huile). La recette comique exploitée par Aristophane peut cependant être appliquée à un vilain virus que nous ne connaissons que trop bien… Voici donc comment Eschyle se propose de démolir les prologues des pièces d’Euripide.

Eschyle – Eh bien, je ne vais pas chercher la petite bête dans chacune des tes expressions, mot par mot : avec l’aide des dieux, je vais anéantir tes prologues au moyen du Covid.

Euripide – Avec le Covid ??? toi ? mes prologues ?

Eschyle – Tout simplement ! Oui, tu composes tes vers de manière à ce que tes trimètres iambiques attrapent tout : une petite grippe, un petit rhume, une petite vérole. D’ailleurs je vais t’en faire la démonstration.

Euripide – Ah oui ? toi, tu vas le démontrer ?

Eschyle – Sûr.

Dionysos – Bon, allons-y !

Euripide – « Aigyptos, comme le bruit s’en est répandu, avec ses cinquante fils, approchait à la rame d’Argos…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Qu’est-ce que c’était que cette histoire de Covid ? Il va le regretter. Allez, lis-lui un autre prologue, pour que je voie si ça marche de nouveau.

Euripide – « Dionysos, le thyrse à la main, vêtu de peaux de faon, entouré de torches, bondissait sur le Parnasse en menant son chœur…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Horreur ! Nous voici à nouveau frappés par le Covid !

Euripide – Mais ça ne va pas continuer ainsi : ce prologue-ci, il n’arrivera pas à l’infecter avec le Covid. « Il n’existe aucun homme qui soit heureux en toute chose : car l’un naquit dans une famille noble mais n’eut pas de moyen de subsistance, tandis qu’un autre vint au monde dans une famille vile…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Euripiiiide !

Euripide – Quoi donc ?

Dionysos – Je crois qu’il faut laisser tomber : ce Covid va nous couper le souffle.

Eschyle – Ah non, par Déméter, je m’en fous ! Parce que maintenant, je vais le casser.

Dionysos – OK, alors lis-lui un autre prologue ; mais fais gaffe au Covid !

Euripide – « Kadmos, fils d’Agénor, quitta un jour la ville de Sidon…

Eschyle –  …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Mais c’est pas possiiiible, ce type ! Trouve-toi un vaccin contre le Covid, sinon, il va nous abîmer nos prologues.

Euripide – Quoi ? Tu veux que je trouve un vaccin ?

Dionysos – Fais-moi confiance sur ce coup-ci.

Euripide – Ah non ! J’en ai beaucoup, des prologues, qu’il ne parviendra pas à infecter avec le Covid. Tiens : « Pélops, fils de Tantale, se dirigeait vers Pise avec son attelage rapide…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Tu vois, il lui a de nouveau passé le Covid ! Bon, mon brave, n’attends pas, paie-le par tous les moyens : pour une obole, tu auras des soins de première classe.

Euripide – Non, par Zeus, pas encore ! J’en ai encore des tas. « Un jour, Œnée était aux champs…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Euripide – Mais laisse-moi au moins dire tout le vers ! « Un jour, Œnée était aux champs pour rassembler des épis en vue d’une offrande aux dieux…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Pendant qu’il faisait son offrande ? Et qui le lui a refilé ?

Euripide – Laisser tomber, mon pote. Il peut toujours essayer avec celui-ci. « On a rapporté une histoire véridique à propos de Zeus… »

Dionysos – Tu vas me tuer ! Tu vois bien qu’il va dire « …lorsqu’il eut le Covid. » Ce Covid colle à tes prologues comme un virus sur les mains !

[adaptation d’Aristophane, Les Grenouilles 1198-1247]

2 réflexions sur “Peut-on rire du coronavirus ?

  1. Félicitations, vous m’avez fait rire du Covid.

    Une petite correction, si je peux me la permettre: « Voici donc comment Eschyle se propose de démolir les prologues des pièces d’Eschyle. » Je pense qu’il s’agit plutôt des pièces d’Euripide qu’Eschyle démolit…

    Par ailleurs, je me réjouis de voir revivre ce blog!

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s