Tenir bon

Empêtrés dans une crise sanitaire sans précédent qui sévit depuis plus d’une année, nous sommes tous las. On croyait une issue à portée de main, mais les vaccins se font attendre et les chiffres des contaminations repartent à la hausse. Une pensée pour Ulysse qui, sur le point de débarquer à Ithaque, est emporté loin de sa patrie pour des années…

  • Chérie, je n’en peux plus de ce coronavirus !
  • Oui, mon chou, moi aussi je trouve le temps long : plus de sorties, de repas au restaurant, de voyages.
  • Mais enfin, c’est insensé ! On nous avait promis que le vaccin allait régler l’affaire en deux temps – trois mouvements, et maintenant les Français et les Italiens remettent leur population en confinement…
  • C’est peut-être parce que, alors que nous étions si près du but, les gens se sont un peu relâchés, non ? Un peu comme les compagnons d’Ulysse, si tu vois ce que je veux dire.
  • Non, je ne vois pas ce que tu veux dire : on ne parle jamais de ton brave Ulysse sur ma chaîne préférée.
  • C’est pourtant simple : Ulysse et ses compagnons en ont bavé pour regagner Ithaque, et ils sont en vue des côtes de l’île lorsque le groupe connaît un petit moment de relâchement. Tiens, si je te lisais le passage ? Ça te changerait les idées, non ?
  • Par les doux parfums de Philoctète, tu me forces à choisir entre le match de foot et l’Odyssée ! Cruel dilemme… Seule une Guinness et mon canapé me donneront le courage de renoncer à Messi pour Ulysse.
  • Te voici installé, ça va commencer : Ulysse est chez Éole, le Roi des Vents, qui va aider notre héros à regagner Ithaque.

Or lorsque je lui demandai de m’indiquer le chemin, en l’invitant à me laisser partir, au lieu de s’opposer, il m’aida à préparer mon départ.

Il me remit une outre faite de la peau d’un bœuf âgé de neuf ans : dedans, il avait coincé le cours des vents tempêtueux. (Note d’Homère : précisons que Zeus, fils de Cronos, l’avait nommé gardien des vents : il pouvait à volonté soit calmer les vents, soit les exciter.)

Éole attacha donc l’outre dans la coque du navire au moyen d’une corde à l’éclat d’argent, afin qu’aucun vent contraire ne puisse souffler, même un chouïa.

[Odyssée 10.17-24]

  • Je suis sûr qu’Homère n’a pas écrit « un chouïa » !
  • C’est vrai : je voulais m’assurer que tu n’étais pas en train de dormir. Je continue donc, à partir du moment où Ulysse et ses compagnons arrivent en vue d’Ithaque.

Au bout de dix jours de navigation, la terre de mes ancêtres apparut enfin, et nous étions si proches que nous pouvions distinguer des feux. Or c’est à ce moment que, sous le coup de la fatigue, un doux sommeil s’empara de moi. Il faut dire que mon pied n’avait pas quitté le gouvernail : je ne l’avais confié à aucun de mes compagnons, afin que nous filions au plus vite vers la terre de mes ancêtres.

[Odyssée 10.29-33]

  • Ah, c’est malin ! Le voilà qui s’endort alors qu’il est tout près du but !
  • Mauvaise idée, en effet : maintenant qu’Ulysse est assoupi, ses compagnons vont faire une grosse bêtise.

Mes compagnons se mirent à parler entre eux : ils prétendirent que je rapportais de l’or et de l’argent à la maison, que j’aurais reçus du magnanime Éole, fils d’Hippotadès. Voici ce qu’ils se disaient les uns les autres :

« Hélas ! Ce type se fait aimer et honorer de tous, quelle que soit la cité et la terre où il aborde. De Troie, il rapporte de belles parts du butin ; mais nous, nous avons parcouru le chemin avec lui, et nous rentrons à la maison les mains vides. Et maintenant, Éole lui a fait un cadeau, par amitié ! Bon, regardons vite de quoi il s’agit : combien d’or et d’argent y a-t-il dans cette outre ? »

Sur ces mots, c’est un avis bien mauvais qui l’emporta parmi mes compagnons. Ils délièrent l’outre, tous les vents s’en échappèrent, et la tempête les saisit pour les emporter au large, en pleurs, loin de la terre de leurs ancêtres.

[Odyssée 10.34-49]

  • Zut ! Ils étaient pourtant presque…
  • À cause de leur manque de discipline, aucun des compagnons d’Ulysse ne retournera jamais vivant à Ithaque. Ulysse rentrera bien chez lui, mais il lui faudra une dizaine d’années pour revoir le rivage de son île.
  • Vu sous cet angle, c’est vrai que notre crise sanitaire reste encore presque supportable. Mais il faudra de la discipline : rien de tel qu’un bon match de foot pour résister à l’idée de sortir au restaurant ! Tu viens chérie ? il y a une place pour toi sur le canapé…

2 réflexions sur “Tenir bon

  1. 25 mars 1821-25 mars 2021: il y a 200 ans, la Grèce, dans le sillage du Siècle des Lumières, commençait à se débarrasser de l’administration, des impôts, bref du joug des pachas, sultans et autres vizirs… C’était un tournant vers une Grèce plus européenne et moins asiatique qui se fête aujourd’hui. Le Professeur Babiniotis nous dit que 80% de la langue grecque contemporaine sont formés de mots de grec ancien et je veux bien le croire, car je les reconnais (même si pour lire l’Odyssée il faut apprendre aussi des mots disparus de la langue actuelle). Dans les 20% de mots modernes qui ne viennent pas du grec ancien, on trouve beaucoup de mots turcs comme φλιτζάνι, τζαμί et de nombreux termes de l’alimentation. Cela m’a amusée de constater que bien des Grecs contemporains n’ont pas conscience de l’origine ottomane de ces mots, même si après la révolution de 1821 certains Grecs ont tenté de « séparer le bon grain de l’ivraie » en créant la katharévoussa qui n’a pas fonctionné très longtemps.
    Cela fait du bien de relire un passage d’un beau texte comme l’Odyssée, qui est beaucoup plus simple qu’on ne voudrait parfois nous le faire croire. Le vocabulaire est spécifique et riche, mais la syntaxe n’est pas vraiment compliquée: pas de propositions subordonnées embriquées les unes dans les autres en périodes difficiles à démêler. Et puisqu’ici on fait des associations d’idées libres à partir de certains mots, la dernière fois que j’ai pensé à Ulysse, c’était l’hiver dernier, lors de la course en solitaire d’Alain Roura pour le Vendée Globe. Il n’avait pas de compagnons sur son bateau, mais il a dû endurer le calme plat, la tempête, le bateau en panne, une nourriture pas trop appétissante; bref, de nombreuses épreuve pour une sorte d’Ulysse…
    Restons encore prudents face au coronavirus, même si cette prudence a des côtés pénibles et qu’on ne nous avait pas préparés ni éduqués à vivre isolés les uns des autres. Dans notre société, il y a même, selon moi, une trop grande pression pour travailler et vivre en groupe, ce qui rend les mesures anticorona plus surprenantes et douloureuses à supporter. Mais il ne faut pas que le zéphyr qui nous conduit près du port de la Santé se transforme en tempête qui nous en éloigne.

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