Nos terrasses ouvrent à nouveau, timidement. Pour accompagner le petit verre que nous pourrons partager avec nos amis, quelques chansons à boire.
C’est un paradoxe : nos épidémiologues nous incitent à maintenir la prudence et à éviter les contacts sociaux ; cependant, la pression conjuguée des milieux économiques et de l’homme de la rue (la femme aussi) pousse les gouvernements à oser un timide retour vers la normale. Cela passe notamment par une ouverture des terrasses dans plusieurs pays.
À nos terrasses, à nos bières et notre vin, à nos amis !
En silence ? Certes non. Le verre à la main, il faudra entonner quelques chansons à boire. Si vous voulez épater vos amis, je vous propose de leur servir quelques morceaux des Poèmes anacréontiques. Il s’agit des paroles de brèves chansons composées à la manière d’un poète du VIe siècle av. J.-C., Anacréon de Téos. Soyons honnêtes, ces textes sont plus jeunes : ils datent de la période hellénistique ou romaine. En outre, la mélodie est perdue ; à vous d’y remédier !
Anacréon, le chanteur de Téos, m’a vu et m’a parlé en rêve ; et moi, j’ai couru vers lui, je l’ai embrassé et lui ai donné un baiser. C’était un homme vieux, mais beau, beau et jouisseur. Ses lèvres fleuraient le vin, et comme il était déjà tremblant, c’est Éros qui le conduisait par la main. Il a retiré une guirlande de sa tête et me l’a donnée ; elle sentait Anacréon. Et moi, pauvre fou, je l’ai prise et l’ai attachée à mon front – et jusqu’à ce jour, je n’ai cessé d’être amoureux.
Tandis que je tressais une guirlande, j’ai trouvé Éros parmi les roses. Je l’ai saisi par les ailes et l’ai plongé dans le vin, que j’ai pris et bu. Et maintenant, dans mes bras et mes jambes, il me chatouille de ses ailes.
Peu m’importent les richesses de Gygès, seigneur de Sardes : je ne l’ai jamais envié, et je ne jalouse pas les tyrans. Moi, je me soucie de tremper ma moustache de parfums ; moi, je me soucie de couronner ma tête de roses. Aujourd’hui, cela m’importe ; mais demain, qui sait ? Alors, tant qu’il fait beau, bois, joue et fais des libations à Lyaios, de peur qu’une maladie ne survienne en disant : « Tu n’as pas le droit de boire. »
La sombre terre boit, et les arbres à leur tour boivent la terre ; la mer boit les torrents, le soleil boit la mer, et la lune boit le soleil. Pourquoi vous opposer à moi, compagnons, à moi qui veux boire ?
Lorsque je bois le vin, mes soucis se mettent au repos. Que m’importent les peines, les gémissements, les soucis ? Je dois mourir, même contre mon gré ; Pourquoi m’égarer à propos de la vie ? Buvons donc le vin, celui du beau Lyaios ; et tandis que nous buvons, mes soucis se mettent au repos.
Moi, je suis vieux, mais je bois plus que les jeunes ; et si je dois danser, c’est en imitant Silène que je danserai parmi eux. Je prendrai appui sur mon outre car ma férule ne m’est d’aucun secours. Si quelqu’un veut se battre, qu’il se présente et qu’il se batte ! Mais pour moi, mon enfant, verse une douce coupe de vin de miel et apporte-la-moi. Moi, je suis vieux, mais je bois plus que les jeunes ; et si je dois danser, c’est en imitant Silène que je danserai parmi eux.
Lorsque moi je bois du vin, alors mon cœur réchauffé entame un chant aigu et se met à chanter les Muses.
Lorsque moi je bois du vin, mes soucis, mes pensées pleines d’inquiétudes sont expédiées vers les souffles qui battent la mer.
Lorsque moi je bois du vin, alors Bacchos qui nous délivre des peines me fait tournoyer dans des souffles où flottent de nombreuses fleurs, et il me charme par l’ivresse.
Lorsque moi je bois du vin, je tresse des couronnes de fleurs, je les pose sur ma tête, et je chante le calme de la vie.
Lorsque moi je bois du vin, j’enduis mon corps d’un parfum odorant, retenant une fille dans mes embrassements, et je chante Cypris.
Lorsque moi je bois du vin, ouvrant mon esprit sous l’effet de la courbure des coupes, je me délecte de la compagnie des garçons.
Lorsque moi je bois du vin, ce gain me suffit : je l’accepte et le prendrai, car la mort est notre lot commun.
A la Renaissance, en France, la Pléiade (pas la constellation, mais le groupe de poètes appelé ainsi) a beaucoup recouru à ces poèmes anacréontiques pour en faire des créations nouvelles. Ronsard, par exemple, a écrit la jolie odelette « Le petit enfant Amour » que ceux qui s’y intéressent trouveront facilement sur Internet. Et il existe d’autres de ces poèmes, ce qui montre qu’on ne peut pas séparer la littérature française de ses sources antiques – du moins à certaines époques.
Beaucoup de chansons à boire sont assez vulgaires, mais dans ces poèmes, ce n’est pas le cas. On n’est pas obligé de tout partager de la mentalité soutenue par les poèmes anacréontiques, mais ils encouragent une attitude « zen » et poussent à choisir la détente. Cela peut être secourable dans une société stressée et (trop?) travailleuse. A part le vin et l’amour, ces poèmes présentent aussi d’autres valeurs et l’attention portée à la nature y est continuelle.
On y trouve de l’admiration pour beaucoup de végétaux, comme la rose, le lierre, des feuilles et des couronnes, des arbres et aussi le sens du rythme des saisons, avec une insistance sur le printemps. La faune n’est pas oubliée, avec de petits animaux du quotidien faciles à observer pour tout le monde, des oiseaux, l’hirondelle, la colombe, des abeilles… Donc, ces poèmes sont aussi intéressants pour les amateurs de jardins ou simplement de terrasses et de balcons qui veulent une vie plus attentive à la nature.
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