Les pêcheurs français défient la flotte de sa majesté la Reine. Pour l’instant, aucun navire coulé.
- Chérie, cette fois ça y est : les Anglais ont sorti leur flotte pour couler des pêcheurs normands !
- Calme-toi, mon chou, on n’en est heureusement pas encore là. Ne vois-tu pas que BoJo tente de remonter dans les sondages en se rendant sympathique à son électorat conservateur ? Les pêcheurs français ont voulu bloquer un cargo et la marine royale rapplique, rien de grave. On n’est tout de même pas à Naupacte !
- Naupacte ? Par les nageoires des Néréïdes, je sens que tu vas me parler de tes Grecs.
- Effectivement, Naupacte était une petite localité située sur le goulet qui fermait le Golfe de Corinthe. Aujourd’hui, il y a un pont autoroutier, mais dans l’Antiquité c’était le lieu de fréquentes tensions. Des navires y ont été coulés par dizaines. Un peu comme dans les jeux vidéo qui occupent l’essentiel de tes nuits…
- Ah, heu, humpf, brumpf… Tu as remarqué que je me lève parfois la nuit ? Mais je ne joue pas tant que ça, et d’ailleurs ces jeux ne sont pas très réalistes, alors au bout de trois ou quatre heures, je m’arrête.
- Tu veux du réaliste, mon chou ? Il fallait le dire tout de suite ! Tiens, mets tes charentaises, cale-toi dans ton fauteuil préféré, et …
- … et je sais, tu vas me sortir un vieux bouquin qui a dû passer la moitié de sa vie coincé entre un Reblochon et de la Fourme d’Ambert.
- Ne sois pas pénible, voilà une bonne bataille navale du côté de Naupacte, telle que Thucydide la raconte. Les Athéniens s’apprêtent à engager le combat contre une coalition ennemi venue du Péloponnèse. Attention, ça va barder !
Les Péloponnésiens constatèrent que les Athéniens ne faisaient pas avancer leurs navires contre eux en direction du golfe et du détroit, et ils cherchèrent à les y amener malgré eux. Ils levèrent donc l’ancre à l’aube, en quatre colonnes de navires dirigés vers leur territoire [le Péloponnèse] et l’intérieur du golfe [de Corinthe]. L’aile droite conduisait la manœuvre, selon l’ordre où les navires avaient mouillé au port. Sur cette aile, ils avaient disposé les meilleurs navires : ainsi, si [l’Athénien] Phormion pensait qu’ils se dirigeaient vers Naupacte, et si lui-même s’élançait pour porter secours à cette ville, les Athéniens ne pourraient échapper à leur attaque en débordant leur aile, mais vingt navires les encercleraient.
- Je crois que j’ai compris : tes Péloponnésiens veulent piéger les Athéniens !
- Bravo, mon chou ! De toute évidence, les jeux vidéo t’ont formé au combat naval. Je continue donc.
Comme les Péloponnésiens l’avaient prévu, Phormion s’inquiéta, pensant que la place forte pourrait être abandonnée, et lorsqu’il vit les navires lever l’ancre, il embarqua contre son gré, à la hâte, pour naviguer le long du rivage. En parallèle, l’infanterie des gens de Messène était prête à lui donner un coup de main. Les Péloponnésiens virent alors que les Athéniens avançaient sur une seule ligne, longeant la côte et s’engageant déjà dans le goulet du golfe ; c’était exactement ce qu’ils voulaient !
- Oulalaaa ! Ça va barder pour les Athéniens : ils sont pris au piège !
- Tu es réveillé, c’est bien.
Soudain, sur un seul signal, ils virèrent de bord et fondirent sur les Athéniens, à pleine vitesse, dans l’espoir de capturer tous les navires. Mais les onze navires de tête parvinrent à échapper au mouvement d’encerclement des Péloponnésiens et s’enfuirent vers le large. Les Péloponnésiens rattrapèrent les autres, les poussèrent vers le rivage tandis qu’ils s’enfuyaient, et les détruisirent. Crac, plouf !
- Nooon ? Thucydide n’a pas écrit « crac, plouf » ?
- Non, mon chou, mais il fallait que je vérifie si tu me suivais toujours. Bon, crac plouf néanmoins. Et maintenant, l’heure est grave.
Tous les soldats athéniens qui n’avaient pas réussi à s’enfuir à la nage furent tués. Les Péloponnésiens avaient attaché ensemble plusieurs navires vides pour les remorquer (ils en avaient même pris un avec son équipage) quand survinrent les gens de Messène pour donner un coup de main aux Athéniens : tout armés, ils sautèrent dans la mer et se hissèrent sur quelques navires que les ennemis étaient déjà en train de remorquer, et les reprirent en combattant depuis le pont des navires !
- Ton Thucydide aurait dû concevoir des jeux vidéo, il y a de l’action. Espérons que ça ne donne pas des idées à la marine de Sa Majesté.
Aux femmes qui sont rarement formées à la bataille navale, à l’armée, aux stratégies, une page de Thucydide peut apporter une forme de décentration qui a des chances de plaire. Mais il est probable que les jeunes hommes qui passent actuellement tant d’heures sur les jeux vidéo pourraient se sentir plus proches du sujet… sauf sur le plan des connaissances linguistiques grecques, car on peut supposer que les jeux vidéo développent certaines qualités, mais pas vraiment le vocabulaire. Il serait aussi intéressant de demander à des psycholinguistes, par exemple au Professeur Gygax, quel effet peut avoir le texte sur les personnes suivant leur genre ou leur situation de vie. Bravo à Jacqueline de Romilly, il y a des décennies, bien avant les études genre, pour s’être spécialisée sur Thucydide.
Quant à moi, j’étais en train de lire un vieux petit roman grec du 12ème siècle après J.-C. L’auteur porte le nom rare d’Eustathe Macrembolite et le récit est l’histoire, plutôt jolie, de deux amoureux. Fait surprenant, la langue n’est pas très difficile, à moins qu’elle soit facile surtout si on sait le grec moderne?
Dans les hautes écoles universitaires, il n’existe pas de structure permettant d’étudier le grec des origines au 21ème siècle et c’est dommage. En général, le grec est lié au latin. Evidemment, cela se justifie et le latin est d’une importance considérable. Mais ne pourrait-on pas inventer une filière de grec qui, à la place du latin, inclurait le grec moderne, au lieu d’établir une coupure après 1453 dans les études grecques? En effet, grâce à une technique comme Internet, il est beaucoup plus facile qu’autrefois d’accéder en grec moderne à de multiples documents écrits ou à des documents sonores, voire à des leçons à distance, qui facilitent et rendent attirante l’étude de la langue. De plus, par rapport aux siècles où se sont établies les études classiques, le voyage en Grèce est devenu très abordable: il n’est plus réservé à Lord Byron et c’est un attrait indéniable. Mais il doit être certainement très difficile de moderniser cette voie d’études chargée de traditions et la résistance à cette idée est assurée.
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