Comment faire périr son ennemi en lui infligeant les pires souffrances ? Dans un catalogue inépuisable, choisissons le supplice des auges. Âmes sensibles s’abstenir…
- Chérie, j’en ai assez ! Voici trois jours que notre voisin manie sa perceuse-frappeuse le matin, à midi et le soir. Quel suppliiiiiiice !
- Allons, mon chou, n’oublie pas que ton voisin n’apprécie pas quand tu passes la musique des Noisy Metal Hooligans à 2 heures du matin.
- Par les forges d’Héphaïstos, ça n’a rien à voir ! Mon @#ç% ? [censuré] voisin, je vais te me le… rraaaaahhh, il faut que je trouve le supplice le plus cruel possible pour le réduire à néant !
- Et voilà ta tension qui remonte. Tiens, puisque tu cherches un supplice cruel, je vais te calmer en t’expliquant comment faisaient les Perses. Ça te distraira de la perceuse du voisin.
- Les Perses s’y connaissaient donc en cruauté ?
- Bien sûr ! Toutes les grandes civilisations ont consacré une part non négligeable de leurs vastes ressources à développer des moyens de mettre à mort les gens de la manière la plus atroce. S’il fallait octroyer un prix de la cruauté, on serait bien en peine de désigner les vainqueurs, tant la palette des horreurs commises par les hommes dépasse l’imagination. Mais figure-toi que les Perses et leur roi Artaxerxès II seraient des candidats à prendre au sérieux, avec le « supplice des auges ».
- Comment sais-tu cela ? Encore un de tes vieux livres grecs, je parie ?
- Oui, nous disposons du témoignage de l’historien Ctésias de Cnide, repris par Plutarque. En gros, voici de quoi il s’agit. Le mot skaphos (σκάφος) désigne non seulement la coque d’un bateau, mais aussi une auge. De là vient le verbe skapheuo (σκαφεύω), qui signifie « infliger le supplice des auges ». Dis, tu m’écoutes quand je parle ?
- Hein ? Ah, euh, oui…
- Ctésias, donc, était médecin à la cour du roi Artaxerxès à la fin du Ve siècle av. J.-C. et il a pu assister en personne à cette délicieuse pratique. Les écrits de Ctésias sont aujourd’hui perdus, mais Plutarque, au début du IIe siècle ap. J.-C., y avait encore accès. Il nous résume l’essentiel de la chose. Tu es prêt ?
- Bien sûr ! Mais donne-moi une seconde : je passe chercher une cannette au frigo, je m’installe sur le canapé…
- … et tu vas t’endormir. Non, cette fois-ci pas de bière : régime sec, tu écouteras mieux !
On prend deux auges faites pour s’ajuster l’une à l’autre. Dans l’une, on couche le condamné sur le dos ; ensuite, on apporte l’autre auge et on les ajuste l’une à l’autre de façon à ce que la tête, les bras et les pieds dépassent. Le reste du corps est caché à l’intérieur des auges. On donne alors à manger au condamné ; s’il refuse, on le force en lui piquant les yeux avec une pointe.
- Eh ! Ils sont dingues, tes Perses ! Piquer les yeux avec une pointe, ça fait mal !
- C’est ainsi que le condamné va finir par manger. Bon, je continue.
Quand il a mangé, on lui verse dans la bouche à boire un mélange de miel et de lait, et on le répand aussi sur son visage. Ensuite, on l’oriente de façon à ce que ses yeux soient toujours tournés en direction du soleil et des mouches arrivent par nuées et s’abattent sur son visage. À l’intérieur des auges, le condamné doit satisfaire ses besoins naturels, provoqués par la nourriture et la boisson.
- Beeerk ! Mais c’est dégoûtant !
- Ce sera pire dans un instant.
Des vers et des larves se mettent à pulluler à cause de la pourriture et de la putréfaction produites par ses excréments. Ils pénètrent à l’intérieur du corps, qui commence à se décomposer. Quand finalement on constate que le condamné est bel et bien mort, on retire l’auge du dessus et l’on peut voir la chair rongée : les entrailles sont remplies d’essaims de bêtes qui se multiplient en les dévorant.
Plutarque, Vie d’Artaxerxès 16.3-7
- Effectivement, c’est pire que la perceuse du voisin. Mais il y a encore pire supplice, crois-moi !
- Ah bon ? Lequel ?
- Écouter du grec sur un canapé sans ma bière favorite.
En Suisse, une proposition du peuple, appelée « initiative » propose que les juges fédéraux soient désormais tirés au sort, parce qu’actuellement leurs jugements dépendent trop de leur affiliation politique et qu’ainsi la justice n’est pas aussi impartiale qu’elle devrait l’être. Entre parenthèses, on peut noter que presque personne ne sait que le tirage au sort des magistrats existait déjà à Athènes, que cette idée est donc une reprise et qu’elle n’a rien d’aussi farfelu qu’il y paraît à première vue.
Pour le rapprochement de l’idée précédente avec le « pire des supplices », on peut lire dans Diodore de Sicile un passage aussi horrible que celui du supplice de l’auge chez Plutarque. Ce nouveau supplice avait, paraît-il, pour but de s’assurer que les juges fassent bien leur travail… Artaxerxès, le Roi des Perses encore une fois, faisait écorcher vifs les juges qui avaient mal jugé et avec leur peau il recouvrait les fauteuils de ceux qui prenaient leur succession et qui devaient s’assoir là-dessus! Cet avertissement aux juges suivants était censé les mettre par intimidation sur le droit chemin.
Diodore de Sicile, livre 15, chapitre 10 section 1:
Κατὰ τούτους δὲ τοὺς χρόνους ἕτεροι δικασταὶ δόξαντες κακῶς κρίνειν ζῶντες ἐξεδάρησαν, καὶ ὑπὲρ τῶν δικαστικῶν δίφρων περιταθέντων τῶν δερμάτων ἐπὶ τούτων ἐδίκαζον οἱ δικασταί, παρ’ὀφθαλμοὺς ἔχοντες παράδειγμα τῆς ἐν τῷ κακῶς κρίνειν τιμωρίας.
On devrait interroger des érudit.e.s hellénistes ou lire leurs livres et leurs articles pour qu’ils nous disent s’ils ont pu déterminer si ces supplices ont été réels et s’il s’agit d’Histoire ou si l’on a affaire chez Plutarque et Diodore de Sicile à une propagande grecque anti-perse, qui serait bien compréhensible en raison des guerres répétées entre Perses et Grecs.
Quant à moi, j’avais oublié où se trouvait exactement le passage de Diodore de Sicile cité plus haut, mais comme je me rappelais l’écorchement des juges, j’ai tapé δέρμα dans le TLG électronique et j’ai tout de suite retrouvé ce passage. Si je cite ceci, c’est parce qu’il y a des gens qui ne connaissent pas les études de grec et qui croient qu’en grec nous travaillons de façon un peu arriérée, peu moderne, loin de l’électronique et seulement sur du papier, avec des stylos et des livres, alors que les instruments électroniques comme le TLG, http://stephanus.tlg.uci.edu/, existent depuis plusieurs décennies et sont efficaces. Je leur fais à cette occasion un peu de publicité.
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