Ukraine : un goût de déjà-vu

La manière dont s’est développé le conflit entre la Russie et l’Ukraine rappelle étrangement les prémices de la Guerre du Péloponnèse.

On s’y attendait, mais cette fois-ci nous y sommes : Vladimir Poutine a lancé l’armée russe contre l’Ukraine, à la fois pour soutenir les poches autonomistes et pour imposer à Kiev un gouvernement plus facile à contrôler. Au cours des semaines écoulées, on pouvait aussi percevoir l’inquiétude des Russes face à extension de l’OTAN vers une région qu’ils considèrent comme leur arrière-cour. Prétexte ? Crainte réelle ? Les historiens nous le diront dans cent ans.

Comment ne pas reconnaître une dynamique familière ? Dans le dernier tiers du Ve siècle av. J.-C., la montée en puissance d’Athènes inquiète Sparte. D’escarmouches en petits prétextes, les deux blocs se provoquent, se piquent, s’agacent, jusqu’à ce que le conflit armé devienne inévitable. L’historien Thucydide, qui explique comment les habitants d’Athènes et du Péloponnèse en sont venus à se faire la guerre, pose un regard acéré sur les causes du conflit.

Les Athéniens et les Péloponnésiens commencèrent la guerre en rompant la trêve de trente ans qu’ils avaient conclue après la prise de l’Eubée. La raison de cette rupture, j’en ai décrit les causes, et j’ai exposé les motifs du différend, afin que personne ne vienne jamais demander quelle a été l’origine d’une guerre si grave parmi les Grecs. Car la cause la plus véridique, qui est aussi celle qui a le moins été exprimée, je crois que ce fut la montée en puissance des Athéniens : ils ont fait peur aux Lacédémoniens et les ont contraints à entrer en guerre. Quant aux causes alléguées de part et d’autre, à partir desquelles ils ont rompu la trêve pour finalement entrer en guerre, les voici.

[Thucydide 1.23]

L’historien athénien raconte alors de manière détaillée les événements qui, insensiblement, poussent les deux blocs à s’affronter sur mer et sur terre. La tension monte, monte encore, jusqu’au moment où – d’après Thucydide – les Lacédémoniens ne peuvent plus fermer les yeux : face à des Athéniens qui grignotent du terrain, ils doivent taper du poing sur la table.

Pendant cette période, les Athéniens renforcèrent leur commandement et parvinrent à une puissance militaire considérable. Les Lacédémoniens, eux, s’en rendirent compte mais n’opposèrent qu’une faible résistance. Le plus souvent, ils restèrent tranquilles. Déjà auparavant, ils n’étaient pas prompts à s’engager dans des conflits armés, sauf si on les y contraignait ; par ailleurs, ils étaient en quelque sorte embarrassés par des guerres internes. Cela dura jusqu’au moment où l’accroissement de la puissance athénienne fut devenu évident, et où les Athéniens touchèrent aux alliés des Lacédémoniens. Arrivés à ce point, ces derniers considérèrent que la situation n’était plus tolérable : ils furent d’avis de réagir avec toute la détermination nécessaire ; dans la mesure de leurs moyens, ils devaient abattre la force des Athéniens en entreprenant cette guerre.

[Thucydide 1.118]

Peut-être faudrait-il que Russes et Ukrainiens, Américains et Européens, se rappellent que la Guerre du Péloponnèse a duré une génération entière, qu’elle a causé des milliers de morts ainsi que des destructions de cités, et qu’elle s’est soldée par l’effondrement d’Athènes.

2 réflexions sur “Ukraine : un goût de déjà-vu

  1. Je ne peux pas encore faire de commentaires savants mais j’envoie ce texte magnifique et effrayant à Vladimir Poutine , aux présidents ukrainien et américain ainsi qu’à la France d’Emmanuel Macron assumant la présidence de l’Europe pendant 6 mois et à la direction de l’OTAN.

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  2. A peine une pandémie de presque deux ans était-elle finie qu’éclatait la guerre entre la Russie et l’Ukraine (les deux étant liés selon certains journalistes): ces pays sont lointains, mais ils sont quand même sur territoire européen et donc ils nous concernent. La pandémie nous avait demandé des efforts et des facultés d’adaptation. On peut lire dans les journaux qu’une partie de la jeunesse ne s’en est pas encore relevée, car à ces restrictions récentes dont nous n’avions pas l’habitude s’ajoutent d’autres raisons, comme les nombreuses familles cassées et sans cohésion dans notre société ainsi que des attentes scolaires et universitaires élevées et qui ne font pas toujours sens aux yeux d’adolescents. On lit qu’il faudrait des psychothérapeutes et des psychiatres plus nombreux pour redonner goût à la vie à un pourcentage élevé des jeunes (ou moins jeunes?). Or, il est grave d’avoir une jeunesse découragée et notre rôle est de la soutenir.
    Espérons que cette guerre sera courte et ne ressemblera pas à celle du Péloponnèse dont Thucydide analyse les causes, car ces événements tragiques ne peuvent pas relever « le moral des troupes », comprenez par là celui de la jeunesse européenne. Pour vivre, il est important d’avoir des raisons de le faire, au moins a minima. Mais où les trouver? Ces raisons ne peuvent pas être artificielles ni imposées par des idéologies. Mais elles doivent exister.
    Quant à moi, j’essaie en ce moment de comprendre pourquoi Xénophon admirait Agésilas et de comparer ceci avec mes valeurs pour savoir si je peux ou non partager cette admiration.

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