Une armée s’ensable

Le sable s’abat sur l’Europe, tandis qu’une armée s’ensable. Aucun lien entre les deux, bien sûr…

  • Chériiie ! Regarde par la fenêtre, il y a une drôle de lumière. C’est comme si la ville était passée par un filtre sépia.
  • Ne t’inquiète pas, mon chou : c’est du sable venu du Sahara. Il y a une tempête à plusieurs milliers de kilomètres de chez nous.
  • Du sable ? J’espère qu’il ne va pas rayer la carrosserie de notre nouveau SUV 4×4 électrique !
  • Mais non, mon chou… Là, je te retrouve, c’est par ton sens des priorités que tu m’as immédiatement séduite. Moi, tu vois, je me mets à imaginer qu’une armée étrangère, qui m’est particulièrement antipathique en ce moment, puisse disparaître dans une tempête de sable.
  • Tu crois que ce serait possible ?
  • Bien sûr : Cambyse, un roi de Perse à moitié dingue, a perdu une armée ainsi.
  • Par les deux sandales de Jason, c’est extraordinaire ! Mais tu blagues ; je te parie un Ragusa qu’il n’y a rien de tel dans tes vieux textes moisis.
  • Et pourtant, si : si tu veux bien me rendre mon Hérodote que tu m’as piqué pour stabiliser ton étagère à bières, je vais te faire une petite lecture.
  • Rhhôôôô… Maintenant, alors qu’il y a la descente de ski ?
  • Elle attendra, ta descente. Allez, cale-toi bien dans ton fauteuil, ça commence.

Les soldats (que Cambyse avait) envoyés pour combattre contre les Ammoniens partirent de Thèbes accompagnés de guides. Il ne fait aucun doute qu’ils atteignirent la ville d’Oasis, habitée par des Samiens dont on dit qu’ils sont de la tribu d’Aischrion. Depuis Thèbes, ils se trouvent à sept jours de marche à travers le sable ; en grec, on appelle cet endroit les Îles des Bienheureux.

[Hérodote 3.26.1]

  • Mais alors, elle n’a pas disparu, ton armée de Cambyse ! Tu es en train de m’enfumer, c’est sûr.
  • Calme-toi, mon chou, ça va barder.

On raconte que l’armée parvint jusqu’à cet endroit ; mais à partir de là, plus personne ne saurait rien dire sur leur sort, à part les Ammoniens eux-mêmes et ceux qui les ont interrogés : car l’armée n’est pas arrivée chez les Ammoniens, et elle n’est pas retournée. Voici en outre ce que les Ammoniens eux-mêmes rapportent : (l’armée de Cambyse) était partie d’Oasis dans leur direction à travers les sables ; ils se trouvaient tout au plus à la moitié du trajet entre eux et Oasis quand, tandis qu’ils déjeunaient, un violent vent du sud se mit soudain à souffler. Il apportait du sable qui les ensevelit ; c’est ainsi qu’ils disparurent.

[Hérodote 3.26.2-3]

  • Voilà qui m’a donné soif ! Vite, chérie, j’en décapsule une, en faisant attention à ne pas renverser l’étagère, maintenant que tu as retiré Hérodote qui servait de cale. À propos, ton Cambyse, il a été pris dans la tempête de sable ?
  • Non, il s’était contenté d’envoyer un détachement dans le désert ; mais il s’est rendu très impopulaire en Égypte en tuant le dieu Apis, un taureau que les habitants considéraient comme sacré, en le frappant à la cuisse d’un coup d’épée. Plus tard, il est mort dans d’atroces souffrances.
  • Vraiment ? Vas-y, raconte !
  • Voilà : Cambyse saute sur son cheval et il fait une fausse manœuvre.

Tandis qu’il enfourchait son cheval, la virole de la gaine de son épée se détacha ; la lame, mise à nu, lui fit une blessure à la cuisse. Il fut atteint au même endroit où, précédemment, il avait frappé le dieu des Égyptiens, Apis.

[Hérodote 3.64.3]

  • Mais c’est très dangereux ! J’espère qu’il avait un bon désinfectant.
  • Rien de tout cela ; écoute seulement.

Après cela, l’os se caria et sa cuisse fut rapidement prise par la gangrène, emportant Cambyse, fils de Cyrus, au terme d’un règne de sept ans et cinq mois au total. Il mourut sans enfants, ni garçon ni fille.

[Hérodote 3.66.2]

  • Donc, si je comprends bien, tu me racontes l’histoire d’un chef d’empire dont l’armée se perd dans les sables, qui commet des actes révoltants, et qui finit par se punir tout seul. Pourquoi tu me racontes tout cela ?
  • Pour rien, mon chou. Tiens, si tu enclenchais la radio pour écouter les nouvelles ?

2 réflexions sur “Une armée s’ensable

  1. Le monde est petit et nous sommes dans un « global village »: le sable du Sahara arrive facilement jusque chez nous et une arme nucléaire lancée à trois mille kilomètres n’aurait besoin que de quelques minutes pour faire ses ravages en Europe de l’Ouest. En employant une telle menace, l’ennemi voulait nous faire peur: cela semble réussi. La question est: que faisons-nous de nos peurs, comment les traiter, les surmonter?
    A propos Sahara, faire du grec ancien aujourd’hui, c’est quand même « vox clamantis in deserto ». Cependant, je continue mes lectures: Hérodote est toujours à mon programme d’avenir, mais, pour l’instant, je lis Xénophon. On dirait que je le fais un peu pour rien, mais c’est aussi pour protester contre la situation faite aux hellénistes depuis des années.
    Merci pour cette saynète: c’est vraiment rigolo et cela apporte de la détente, à une époque chargée. Et c’est ce que devait penser Aristophane en créant ses comédies pour son public athénien.

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