Un poisson d’avril qui n’en est pas un : la jalousie maladive des cossyphes

Le cossyphe est un poisson jaloux : il collectionne les épouses et ne supporte pas les intrus, pour son plus grand malheur

Le poisson d’avril 2022 est un vrai poisson : le cossyphe, un poisson jaloux. C’est du moins ce qu’affirme l’auteur d’un Traité sur la pêche (Halieutika), auquel la tradition a donné le nom d’Oppien. Poète épique de l’époque impériale (au pifomètre, disons IIe ou IIIe siècle de l’ère chrétienne), il nous a laissé une longue description de divers poissons aux caractéristiques pour le moins surprenantes.

Pour un 1er avril, nous ne retiendrons que le cossyphe, adepte de la polygamie. Comme il est très jaloux, surveiller toutes ces femelles lui coûte une énergie considérable, et il finit par se faire avoir par un pêcheur. Mais voyons plutôt comment Oppien lui-même, dans une formulation assez baroque, nous présente cet étrange poisson.

Pour les soupçonneux, sceptiques, allergiques aux fake news et autres adeptes de Saint Thomas, je précise que ce texte est rigoureusement authentique ; je n’ai rien inventé.

Parmi tous les poissons, le cossyphe est celui qui souffre le plus d’un amour douloureux : son cœur brûle en effet pour les kichles et bouillonne, piqué par l’aiguillon de la jalousie, divinité accablante. Le cossyphe ne se contente pas d’un seul lit, d’une seule femelle, d’une seule chambre nuptiale : il a de nombreuses partenaires, de nombreux repaires séparés où se nichent les gîtes de ses compagnes.

C’est là que les kichles habitent, passant toute la journée dans un recoin obscur, semblables à de jeunes mariées que personne ne saurait voir sortir de la demeure conjugale car la pudeur de l’hymen brûle en elles. De même les kichles, cachées dans leurs appartements, se languissent chacune de son côté, quel que soit le mari auquel elles sont soumises.

Quant au cossyphe, installé sur un rocher, il ne les perd jamais de vue : il monte la garde en permanence sur ses lits, ne se tourne jamais ailleurs, et toute la journée il fait des allers et venues, jetant un coup d’œil à l’une, puis à l’autre de ses chambres nuptiales. Il ne songe pas à se nourrir ou à accomplir une autre tâche : il se dépense dans une vilaine jalousie pour ses épouses, dans les tourments d’une garde perpétuelle. C’est la nuit, toutefois, qu’il s’occupe de manger et interrompt pour un court instant sa surveillance éternelle.

[Oppien, Traité sur la pêche 4.172-191]

Vilain jaaaloouuuux… Sans se douter qu’il aura de lointains successeurs dans ces mâles qui surveillent leur compagne sur leur téléphone mobile, le cossyphe ne supporte manifestement pas que ses multiples épouses mettent le nez dehors. Or non seulement il est possessif, mais en plus il se fait un sang d’encre au moment de la reproduction. Une vraie mère poule, ce cossyphe.

Cependant, lorsque les kichles sont dans les souffrances de la ponte, alors le cossyphe s’agite de manière incontrôlable sous l’effet de l’anxiété. Il va de l’une à l’autre, comme s’il se faisait beaucoup de souci pour leur travail. De même qu’une mère inquiète porte un poids dans son âme, frissonnant pour la douleur aiguë de sa fille unique qui accouche pour la première fois (car c’est là un grand sujet de crainte pour les femmes) ; la vague des douleur d’Ilithye la submerge autant que sa fille et elle virevolte partout, de pièce en pièce, priant, désemparée, le cœur en suspens, jusqu’à ce quelle entende de l’intérieur le cri annonçant la délivrance ; c’est ainsi que le cossyphe, tremblant pour ses épouses, se consume en son cœur.

[Oppien, Traité sur la pêche 4.191-202]

Bon, il ne s’agit que d’une histoire de poissons, me dira-t-on. Détrompez-vous : Oppien nous rappelle que la jalousie frappe aussi les hommes, du moins dans des contrées éloignées.

Je me suis laissé dire qu’une telle coutume a cours chez les Assyriens, habitants de citadelles situées au-delà du Tigre, et chez les habitants de la Bactriane, un peuple d’archers : ils partagent le lit nuptial avec plusieurs femmes, séparément, et elles passent la nuit avec l’homme à tour de rôle. L’aiguillon douloureux de la jalousie les accompagne, elles se consument d’envie et elles se font constamment une guerre accablante.

En fait, aucun mal n’affecte les hommes autant que la jalousie, qui leur réserve de nombreux pleurs, de nombreux gémissements ; car la jalousie est compagne de la rage effrénée, à laquelle elle s’associe avec plaisir, pour transporter les être vers un lourd égarement, et finalement la mort. C’est ainsi que la jalousie mène le malheureux cossyphe à sa perte ; il ne retire que des peines de ses mariages multiples.

[Oppien, Traité sur la pêche 4.203-217]

Aïe, ça se gâte : la jalousie de notre cossyphe va lui coûter cher !

En effet, lorsqu’un pêcheur l’aperçoit en train de tourniquer sur son rocher, en peine pour ses épouses, sur un solide hameçon il accroche une crevette vivante, et au-dessus il fixe un bloc de plomb. Puis il s’approche subrepticement des rochers et laisse descendre son piège lesté, en le faisant tournoyer près des chambres nuptiales. Le cossyphe l’aperçoit et s’élance aussitôt, tout excité, croyant que la crevette est en train de se diriger à l’intérieur de ses demeures pour semer la ruine parmi ses épouses dans leurs lits. En se précipitant, il croit venger d’un coup de mâchoire l’attaque de la crevette, sans remarquer qu’il ouvre grande sa gueule à son propre trépas.

Or le pêcheur à l’affut tire aussitôt d’un coup sec et le transperce de ses pointes d’airain. Il le hisse, désemparé et finalement asphyxié, et il lui tient à peu près ce langage : « Maintenant, oui maintenant monte la garde à surveiller tes épouses, malheureux ! Reste donc dans tes chambres nuptiales à jouir de tes jeunes conjointes ! Car tu ne t’es pas satisfait d’un amour unique, d’un seul lit, mais tu t’es fait gloire de posséder tant de couches à toi seul. Mais viens donc, tes noces sont prêtes, jeune marié : voici la flamme d’un feu préparé sur la terre ferme, couronné de clarté. »

Tel est à peu près le discours insultant que le pêcheur tient au cossyphe, mais ce dernier n’entend plus rien. Quant aux kichles, lors leur maître et gardien meurt, elles sortent de leurs chambres et se mettent à errer, partageant le sort de leur époux.

[Oppien, Traité sur la pêche 4.218-241]

Quel gâchis : le cossyphe est victime de sa jalousie, mais sa mort provoque des morts collatérales : ses épouses, vraisemblablement atteintes du syndrome de Stockholm, ne supportent pas de voir leur époux possessif finir dans une poêle. Toute ressemblance avec une autre espèce animale est évidemment fortuite.

2 réflexions sur “Un poisson d’avril qui n’en est pas un : la jalousie maladive des cossyphes

  1. Un drôle de zèbre, ce cossyphe, avec son harem de poissons…

    A la découverte d’auteurs grecs anciens: c’est la première fois que j’entends parler d’Oppien. Pour un auteur d’époque impériale, il n’écrit pas la langue de son temps, mais il est antiquisant et reprend la langue d’Homère (avec qui il aimerait peut-être partager à Stockholm le prix Nobel de littérature – moyennant un petit anachronisme). C’est un peu comme si, au vingt-et-unième siècle, je choisissais, après l’avoir étudiée, d’écrire le français de Christine de Pisan en m’appuyant sur son vocabulaire et sa grammaire.

    Il y a une ressemblance frappante avec une autre espèce animale (ce n’est pas l’homme). Cette ressemblance est énigmatique et curieuse: κόσσυφος, signifie aussi le merle et κίχλη, c’est la grive. L’autre espèce animale est donc celle des oiseaux. On trouve des grives dans « Daphnis et Chloé » de Longus, quand Daphnis essaie de prendre des oiseaux à la glu, en hiver. Et le Kosovo se dit en grec « Κοσσυφοπέδιο »; or, étant donné que le pays est montagneux, cela doit faire plutôt allusion à l’oiseau qu’au poisson cossyphe: entre les montagnes du Kosovo, une plaine avec des merles? A bien y réfléchir, la ressemblance entre poissons et oiseaux n’est peut-être pas si étrange et nous avons la même chose dans notre langue, pour le même mot désignant le merle: le merle oisean et le merlan poisson, comme l’indique un dictionnaire étymologique. Mais quel voisinage!

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  2. PS: de plus on dit: « faute de grives, on mange des merles », helléniquement dit: »faute de kichles, on mange des cossyphes ».

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