Comment faire pour dire la vérité quand la censure veille ? Haut et fort, ne pas dire les choses.
Quand un journal satirique (Vigousse, pour ne pas le nommer) s’en prend à la gestion d’une petite ville suisse (Versoix, pour ne pas la nommer), cela peut faire des étincelles. Au point que le journal s’est vu intenter un procès par un représentant des autorités de Versoix, lequel a exigé que Vigousse cesse de ternir la réputation de la paisible localité.
Réponse du berger à la bergère : Vigousse a répliqué en publiant un numéro en bonne partie consacré à Versoix, rédigé en termes tellement dithyrambiques que le lecteur ne s’y trompera pas, ces éloges sont encore plus caustiques que la critique initiale.
En ces temps de censure des médias, de fake news et d’intimidation, on retiendra une leçon de l’échange de missiles entre Vigousse et Versoix : il est parfois possible de répondre à la censure en clamant haut et fort ce que l’on ne va pas dire. Le poète Pindare l’avait bien compris : pour évoquer l’histoire de Pélops, servi en ragoût aux dieux par son père Tantale, il a rappelé ce qu’il s’interdirait de dire.
Souvenez-vous : Tantale, qui vit en Asie Mineure, a un carnet d’adresses bien fourni, au point qu’il invite régulièrement les dieux à déjeuner. Or ses relations lui montent à la tête. Voici qu’il décide de tester la prétendue omniscience des dieux, en découpant son fils Pélops en morceaux. Les dieux détecteront-ils le ragoût humain, ou croiront-ils à une vulgaire cassolette d’agneau ? Tantale apprendra à ses dépens que les dieux ne sont pas aussi stupides qu’il le croit : à l’exception de Déméter (elle n’était pas dans son assiette ce jour-là et a mangé une épaule de Pélops…), ils ont tous compris ce qu’on leur servait. Puni, Tantale finira parmi les grands suppliciés de l’Hadès (il y est encore aujourd’hui) ; quant à Pélops, les dieux recolleront ses morceaux, sauf l’épaule dévorée par Déméter. Le brave garçon recevra une prothèse en ivoire, ce qui constitue certainement le début de la chirurgie reconstructive.
Pour en revenir à Pindare, comment oserait-il raconter une histoire si horrible ? C’est simple : en ne la racontant pas.
La grâce (du récit), qui accomplit tout ce qui est doux pour les mortels, en leur apportant l’honneur, a souvent rendu crédible une histoire incroyable. Le passage du temps en est le témoin le plus habile. Il ne convient à l’homme que de raconter de belles choses à propos des dieux ; car il s’exposerait à de graves reproches.
Fils de Tantale, pour parler de toi, je m’exprimerai différemment de mes prédécesseurs, racontant le moment où ton père a invité les dieux à partager un banquet parfaitement bien réglé, près de l’aimable Mont Sipyle. Or ce jour-là (Poséidon), le maître du trident, t’avait enlevé, vaincu par le désir. Ses chevaux tirant son char d’or, il t’avait transporté au ciel, dans la demeure de Zeus que l’on honore loin à la ronde, là où plus tard Ganymède aussi fut emmené pour servir Zeus.
Tu avais disparu, et le gens partis à ta recherche étaient incapables de te ramener à ta mère. C’est alors qu’un voisin envieux fit courir des fake news : dans l’eau qui bouillonnait sur la flamme, on t’avait découpé en morceaux, membre par membre ; sur les tables, au dernier service, on s’était partagé tes chairs pour les manger !
Mai moi, il m’est impossible de raconter qu’un dieu serait cannibale. Loin de moi cette idée ! Les mauvaises langues finissent par le payer.
Magnifique leçon de communication du poète : il n’a pas noirci la réputation des dieux, puisqu’il a simplement dit qu’il se refusait à propager la rumeur. Comme mégaphone, on ferait difficilement mieux. Et puisque le développement durable est désormais à l’heure du jour, on retiendra que le message de Pindare a tenu pendant deux millénaires et demi, un beau score.
Pindare n’est pas facile à lire… Mais j’y parviens. Comme du temps de Pindare, de nos jours aussi quand on écrit publiquement sur Internet, on doit contrôler ce qu’on exprime afin de ne pas avoir éventuellement des ennuis. C’est ce que j’ai déjà signalé au moins deux ou trois fois à propos de l’état d’esprit dans lequel j’écris ces petits commentaires: je fais attention, je contrôle. D’autre part, il est aussi indispensable de trouver une voie pour dire ce qu’on veut dire réellement, car dans le cas contraire notre personnalité ne serait plus intégrale et nous ne serions plus que des formes un peu creuses, simplement trop adaptées au pouvoir actuel.
Quand j’étais en CPGE, on nous a fait lire des extraits d’Aristophane dans une édition pour élèves qui était censurée (Bodin et Mazon, Classiques Hachette), même si le professeur nous disait qu’Aristophane « ça n’est pas piqué des vers ». La censure se manifeste dans ce manuel par une ligne de pointillés mise à la place des vers qui ne sont pas cités. Et il n’y a aucun extrait de Lysistrata. Visiblement, les professeurs de cette époque – la première édition est ancienne, datant de 1902 – pensaient donc que, du moins en didactique du grec, pour des élèves, il faut censurer Aristophane tout en le faisant connaître.
Une contradiction de notre époque me semble être la suivante: un peu partout, on voit surgir des « Bureaux de la Durabilité ». Cela s’explique en réaction à une société qui jette beaucoup d’objets. L’industrie avait même inventé le concept d' »obsolence programmée »: des appareils qui tombent en panne plus rapidement que la technique ne le permettrait, dans le but que nous en achetions d’autres. En même temps, notre époque ne sait plus que les civilisations grecque et latine avaient un sens de la durabilité. C’est un aspect de ces sociétés anciennes qu’il serait bon de mettre en avant aujourd’hui.
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CORR: obsolescence
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