« On dit que je fais du storytelling… N’est-ce pas le propre de tout aventurier qui décrit son périple ? » Le navigateur Yvan Bourgnon est mis en cause pour avoir arrangé ses récits.
En 2017, le navigateur Yvan Bourgnon réussit le « passage du Nord-Ouest » à la voile, reliant ainsi l’Océan Pacifique à l’Atlantique en contournant le Canada par le nord. Bel exploit, bravo ! Là où les choses se corsent, cependant, c’est que dans sa version de l’histoire, il aurait voyagé tout seul, sans habitacle ni assistance ; or il s’avère qu’il a dû se faire remorquer, et en plus, à l’occasion il a troqué son habitacle inexistant pour une chambre d’hôtel bien douillette.
Est-il légitime de mener ses lecteurs en bateau pour rendre le récit plus palpitant ? Et a-t-on le droit de faire intervenir la visite d’un ours sur le bateau pour tenir les fans en haleine ? Dans le fond, chacun croira ce qu’il a envie de croire. Yvan Bourgnon se serait toutefois simplifié la tâche s’il avait adopté la stratégie de Lucien qui, au IIe siècle ap. J.-C., rédige ses Histoires vraies. Cet auteur, après avoir lu les récits de divers historiens et géographes, arrive à la conclusion que beaucoup d’entre eux écrivent des sornettes.
J’avais donc pris connaissance de tous ces auteurs et je ne leur en voulais pas pour leurs mensonges : je constatais en effet que c’était déjà une pratique habituelle chez ceux qui professaient l’activité de philosophes. Ce qui m’a cependant étonné, c’était qu’ils pensaient qu’on ne remarquerait pas que leurs récits étaient mensongers…
C’est pourquoi moi aussi, poussé par la vanité de laisser une trace à la postérité, comme je ne voulais pas être le seul à me priver de la liberté de raconter des fables, et que je n’avais rien de vrai à rapporter – car je n’avais rien vécu qui méritât d’être raconté –, je me tournai vers le mensonge, mais de manière beaucoup plus raisonnable que les autres : car la seule chose de vraie dans ce que je vais dire, c’est que je mens ! Ainsi, je pense, j’échapperai aux accusations des autres puisque je reconnais moi-même que je ne dis rien de vrai.
J’écris donc sur des choses que je n’ai ni vues, ni vécues, ni entendues de la bouche d’autres personnes ; d’ailleurs, ces choses n’existent simplement pas, et elles n’ont aucune chance d’exister. Par conséquent, ceux qui abordent mon récit ne devraient rien en croire.
Voilà la bonne façon de procéder, Monsieur Bourgnon : en reconnaissant d’entrée de jeu la fausseté de votre récit, vous vous seriez épargné bien des tracas. De toute manière, il y aura toujours assez de gens pour vous croire, quoi que vous écriviez. D’ailleurs, Lucien vous fournit un modèle puisqu’il entame maintenant le récit de son périple, fake news auto-proclamé.
Un jour, j’ai dépassé les colonnes d’Héraclès [le détroit de Gibraltar] et j’ai dirigé mon navire vers l’ouest en profitant d’un vent favorable. Il y avait une raison et un projet derrière mon voyage : j’étais d’esprit curieux et je voulais découvrir de nouveaux horizons. En particulier, je voulais trouver l’extrémité de l’Océan et connaître les hommes qui habitaient aux extrémités du monde.
Pour réaliser ce projet, j’ai embarqué force provisions, et aussi de l’eau en suffisance, et j’ai réuni un équipage de cinquante gars de mon âge qui rêvaient des mêmes aventures que moi. J’avais aussi rassemblé un équipement considérable et je m’étais assuré les services du meilleur pilote (je l’avais persuadé en lui promettant un salaire mirobolant). Finalement, j’avais renforcé le navire, un bateau de transport léger, pour qu’il puisse affronter une traversée longue et rude.
Allez, Monsieur Bourgnon, un peu d’ingéniosité : vous retirez les cinquante hommes d’équipage, vous diminuez l’équipement, et votre récit est tout prêt à l’emploi. Après, voici un échantillon qui devrait vous inspirer. Lucien vient d’aborder sur une île qui pourrait passionner votre fans’ club.
Nous avions progressé d’environ 500 mètres depuis le rivage de la mer à travers une forêt lorsque nous aperçûmes une stèle de bronze. Elle comportait un texte en caractères grecs, effacés et usés : « Héraclès et Dionysos sont arrivés jusqu’ici. »
Près de là, sur la roche, il y avait aussi deux traces. La première mesurait environ 30 mètres de long, et la seconde était plus petite. La petite était celle de Dionysos, je pense, tandis que l’autre appartenait à Héraclès. Nous nous prosternâmes donc avant de poursuivre notre chemin.
Nous n’avions pas beaucoup avancé que nous tombâmes sur un fleuve dont le cours était fait d’un vin tout à fait semblable à celui qu’on trouve sur l’île de Chios. Le débit était suffisamment abondant et profond pour être navigable par endroits. Cela nous poussa à accorder beaucoup plus de crédit à l’inscription trouvée sur la stèle : nous pouvions en effet voir les traces du séjour de Dionysos.
Je décidai qu’il fallait trouver la source de ce fleuve et je remontai le courant ; mais je ne trouvai aucune source, seulement de grandes vignes en abondance, chargées de grappe. Près de chaque racine, il coulait une goutte de vin clair, et c’est de là que naissait le fleuve.
On pouvait aussi voir de nombreux poissons nager dans le fleuve. Leur couleur et leur saveur rappelaient fortement le vin. Nous en pêchâmes quelques-uns que nous mangeâmes, ce qui nous rendit ivres ; et effectivement, lorsque nous leur ouvrîmes le ventre, nous le trouvâmes plein de lie de vin. Plus tard, cependant, nous eûmes l’idée d’y mélanger les autres poissons, les poissons d’eau, et nous réduisîmes les effets de notre consommation de vin.
Et voilà, le tour est joué, Monsieur Bourgnon ! Il ne manque plus qu’un ours polaire qui grimperait à bord. Dans le fond, vous aviez raison, et Lucien aurait pu le dire à votre place : « Le storytelling est le propre de tout aventurier qui décrit son périple ».
L’écrivaine Annie Ernaux a reçu le prix Nobel de littérature 2022 et j’en suis contente pour elle. J’ai lu plusieurs de ses oeuvres il y a lontemps, sans me douter qu’elle mériterait un jour le prix Nobel. Félicitations, même s’il n’y a pas d’autre rapport entre ses récits et le grec ancien à part qu’il s’agit de littérature.
Yves Bourgnon me semble être, après un coup d’oeil à Wikipedia, plus un sportif qu’un écrivain; il ne faut peut-être pas être sévère avec lui, mais je ne saurais prendre vraiment position, comme c’est la première fois que j’entends parler de lui. Je connais en revanche depuis lontemps les passages de Lucien cités ici, mais il est bon de les relire: cela fait du bien à la théorie de la littérature et surtout à l’imagination, en ce qui concerne le paragraphe 1.7.
A Syros, des francophones m’ont conseillé le livre suivant, édité en Suisse sous la direction de Valia Tsaita-Tsilimeni: « La Grèce au défi de la modernité ». Je l’ai lu et apprécié, sauf quand il est écrit, à deux reprises, que le grec moderne est une sorte de version simplifiée du grec ancien. Cette façon de voir la langue est, selon moi, erronée et mérite une rectification. Elle est aussi néfaste pour le grec moderne et entretient les préjugés de tous ceux qui préfèrent parler anglais avec les Grecs.
Dans le blog, il est souvent écrit avec humour que les livres de grec ancien sentent le moisi, sont bons à caler des pieds de fauteuils ou des étagères bancals. A travers des articles de journaux, un lien avec l’actualité est toujours fait pour moderniser l’approche, ce qui donne envie de lire. Mais des articles sur la Grèce moderne mise en relation avec les textes anciens intéresseraient peut-être des lecteurs. La Grèce actuelle, ce n’est pas seulement ou le tourisme de masse ou la crise et la misère poussant à l’expatriation, les deux étant à rejeter pour mettre l’accent uniquement sur la Grèce ancienne. En Grèce, il y a une place pour des étrangers venant soutenir économiquement, par leur présence et leurs dépenses, des familles grecques, pas toujours dans des chambres d’hôtel douillettes, mais aussi chez l’habitant. Il y a une place pour le tourisme responsable.
Enfin, on m’a aussi recommandé de lire Alki Zei. Cette écrivaine grecque a écrit des livres pour adolescents d’aujourd’hui. Ο ψευτής παππούς (le grand-père menteur) raconte l’histoire d’un jeune garçon dont la famille fait silence total à propos de sa grand-mère. Il se doute qu’il y a un secret de famille et finit par découvrir ce secret, en insistant. Et le roman Η Κωνσταντίνα και οι αράχνες της (Constantina et ses araignées) raconte les problèmes d’une adolescente grecque dont les parents émigrés en Allemagne se sont séparés et qui l’ont envoyée chez sa grand-mère à Athènes, le temps que les turbulences du divorce se calment. La pauvre Constantina se sent entourée d’araignées depuis sa naissance… Si on a fait du grec ancien, il faut faire un petit effort pour lire aussi du grec moderne, mais cela en vaut la peine.
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