- Chériiiiie ! Ferme la porte, l’air est glacial !
- Mon pauvre chou : c’est vrai que, dans l’appartement, la température est descendue à 24° C … Tu risques la pneumonie.
- Mais comment veux-tu que j’apprécie le match si je gèle ? Ce soir, il y a Fidji – Vatican, un grand moment de l’histoire du foot.
- Tu vas devoir t’endurcir un peu car l’hiver promet d’être rude. Prends exemple sur Socrate !
- Socrate ? Trop facile, à Athènes il fait toujours beau et chaud.
- Détrompe-toi ! Non seulement il peut neiger à Athènes, mais en plus Socrate a dû participer à une campagne militaire dans le nord de la Mer Égée, à Potidée, où il faisait rudement froid. C’est Alcibiade qui le raconte dans le Banquet de Platon.
- Aïe ! Je sens que le début de mon match va être différé par une saine lecture… Je croyais pourtant avoir éliminé toutes les éditions de Platon de notre maison. Permets-moi au moins de me préparer un bon vin chaud, de l’agrémenter d’un gros paquet de chips, et de m’installer sur mon canapé préféré …
- … avec une couverture épaisse pour te tenir bien au chaud. Mais oui, c’est mon chou à moi, il est bien installé, ça se voit. Prêt pour Socrate ?
- Seulement si tu me promets de me laisser regarder le match dans cinq minutes.
- Promis ! Imagine donc les troupes athéniennes en campagne à Potidée, sur une presqu’île de la Chalcidique où le vent doit souffler fort en hiver. Alcibiade rappelle comment Socrate a impressionné ses camarades.
Quant à son endurance en hiver – là-bas, les hivers sont terribles – dans l’ensemble il se débrouillait étonnamment bien. Ce fut particulièrement vrai un jour où il avait gelé de manière effroyable. Tout le monde s’abstenait de sortir ; ou alors, si quelqu’un sortait, c’était en se couvrant en prenant d’infinies précautions et en se chaussant les pieds avec du feutre et des peaux de moutons.
Or Socrate, dans cette situation, sortait en portant le même manteau qu’il avait l’habitude de porter jusque-là. Il se baladait pieds nus et traversait la glace plus facilement que les autres qui étaient chaussés, et les soldats le regardaient de travers parce qu’ils pensaient que Socrate se moquait d’eux.
Voilà pour cet épisode. Une autre fois, ce que cet homme énergique a encore accompli et supporté [parodie d’Hélène décrivant Ulysse, Odyssée 4.242], là-bas, pendant la campagne militaire, il vaut la peine de l’entendre. Il s’était mis à réfléchir et s’était planté debout, depuis l’aube ; or comme il ne trouvait pas la solution à son problème, il ne lâcha pas le morceau, mais resta debout à poursuivre les recherches.
On arriva à midi et les hommes commencèrent à se rendre compte de ce qui se passait. Tout étonnés, ils se passaient le mot que Socrate, depuis l’aube, était planté à réfléchir. Finalement, quelques hommes du corps de troupe des Ioniens, une fois le soir venu, avaient fini de souper et – on était alors en été – sortirent leurs sacs de couchage pour s’installer dans le froid, tout en l’observant pour voir s’il allait rester planté là toute la nuit.
Et lui resta effectivement debout jusque, à l’aube, le soleil se fut levé. Alors il fit sa prière au soleil et s’en alla.
- Il était un peu fou, ton Socrate ! À sa place, moi …
- … tu serais resté devant ta TV à regarder un match, en sirotant un vin chaud, emmitouflé dans ta couverture.
- Comme tu me connais bien, ma chérie. Ah, voilà l’équipe de Fidji qui arrive sur le terrain, les choses sérieuses commencent !
Notre classe de grec, composée de sept élèves seulement il y a déjà plusieurs décennies, avait lu ce texte au lycée. A mon avis, des adolescents nés au 21ème siècle pourraient s’y intéresser encore, si on leur en donnait l’occasion. Comme il s’agit d’une narration biographique et non de haute philosophie, il n’est pas très difficile.
Alcibiade y montre que Socrate n’est pas seulement un intellectuel, mais aussi une force de la nature, un héros, et qu’il a l’endurance et le comportement que nous reconnaissons à notre époque aux athlètes et aux sportifs de l’extrême. On pourrait également comparer Socrate aux fakirs tels que les montrent des dessins humoristiques, impassibles sur leur planche à clous, car ils ne ressentent pas la douleur, absorbés par leurs pensées. De même, Socrate est capable d’une concentration durant vingt-quatre heures quand son esprit est ailleurs que dans son corps qui ne ressent plus le besoin de sommeil.
A notre époque, il paraît qu’il devient à la mode de se baigner en hiver dans un lac ou une rivière, donc dans l’eau froide. Ceci est censé renforcer notre système immunitaire et notre résilience psychique. Les gens dorment aussi moins qu’il y a cent ans (et que dans l’Antiquité), car les appareils électroniques et la lumière électrique les tiennent éveillés longtemps, même en hiver quand la lumière naturelle du jour est courte. Par ces deux aspects, le goût de l’eau froide et l’absence d’importance accordée au sommeil, certains de nos contemporains se rapprocheraient un tout petit peu de Socrate. Cependant, il faut être prudent si on veut entrer dans de l’eau à moins de quinze degrés et le manque de sommeil n’est pas une bonne chose pour nos neurones. Donc, on peut admirer Socrate marchant pieds nus sur la glace et passant des nuits sans dormir, mais il n’est pas conseillé d’essayer de l’imiter. Il faut lui laisser sa place hors du commun.
Il me semble qu’un article du blog, un hiver passé, parlait des sans-abris qui passent la nuit froide en sacs de couchage dans la rue et qui parfois ne veulent pas qu’on les emmène dormir dans un lieu collectif social. Si le froid est de retour, ce problème reviendra également. Ces situations de clochards font pitié: entre autres, le froid les fait vieillir vite et mourir tôt, car personne n’a la carrure de Socrate.
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