Pas facile d’être une femme quand on traîne des milliers d’années de discours négatifs derrière soi…
- Chériiiiie ! Le match va commencer, apporte-moi vite les chips et la bière !
- Mon chou, tu sais où se trouve l’armoire aux provisions et le frigo n’a pas changé de place depuis vingt ans. Si tu parviens à défaire les racines qui te lient à ton canapé favori, tu ne devrais pas mourir de faim ou de soif.
- Raaaaaaah ! Il faut décidément tout faire dans cette maison. Qui m’a donné une pareille épouse ?
- Je crois que c’est toi qui m’as choisi. Allez, ne fais pas ton Hippolyte !
- Hippolyte ? C’est qui, celui-là, ton amant ? Par les oreilles de Midas, il ne manquait plus que ça.
- Mais non : Hippolyte, vénérateur de la déesse Artémis, voulait rester chaste et refusait les délices d’Aphrodite. Celle-ci s’est vexée et l’a puni cruellement.
- Qu’est-ce qui lui est arrivé, à ton Hippolyte ?
- Aphrodite a rendu sa belle-mère, Phèdre, amoureuse folle d’Hippolyte. Et lui n’en voulait pas…
- Gênant. Ce qui est encore plus gênant, c’est que le match va commencer et que tu me distrais de mes activités intellectuelles en me parlant d’une histoire vieille de plus de deux mille ans. Ah ! mais je comprends, tu viens de passer trois jours avec le nez dans un vieux bouquin aux relents de Saint Nectaire, et tu es encore toute secouée par les mésaventures de ton Hippolyte. Alors vas-y, que dit Hippolyte sur les femmes ?
- Si l’on en croit le tragédien Euripide, Hippolyte n’avait pas grand-chose de sympathique à dire sur les femmes. Pas étonnant que, plus de deux mille ans plus tard, les hommes ne se soient pas débarrassés de certains clichés.
- Des clichés ? Allons, ma chérie, tu exagères !
- Je ne crois pas. Tu vas me faire le plaisir d’éteindre la TV et tu vas écouter comment Hippolyte se représentait la gent féminine ; tu comprendras quelque chose.
- Pfffff… Bon, pour toi je renonce au match Palézieux – Tolochenaz, un grand événement du football masculin. J’espère que tu mesures l’ampleur du sacrifice.
- C’est parti ! Rappelle-toi seulement que c’est Euripide qui met ces paroles dans la bouche d’Hippolyte après qu’il a appris que sa belle-mère est folle de lui.
Oh Zeus ! Pourquoi donc as-tu apporté aux hommes un fléau trompeur, toi qui as établi les femmes à la lumière du soleil ? Mais enfin, si tu voulais propager la race des mortels, il ne fallait pas utiliser les femmes pour cela ! Il aurait suffi que les hommes déposent dans tes temples de l’or, du fer, ou une quantité de bronze, et chacun aurait acheté la semence pour produire ses enfants. Chacun en aurait acheté selon la valeur de son offrande, et nous aurions pu habiter des maisons libres de femmes.
- Ouïe ! Il y va fort, Euripide. Les hommes auraient dû s’acheter des enfants sans s’encombrer des femmes ?
- N’oublie pas qu’Euripide se livre ici à un exercice de rhétorique. Il veut frapper son public et ça a marché : vingt ans plus tard, il passait toujours pour un misogyne. Mais dans le fond, il voulait surtout souligner la misogynie de son personnage, Hippolyte. D’ailleurs, ça continue dans la suite du passage.
Et voici la preuve que la femme est un grand fléau. Un père l’engendre de sa semence, puis la nourrit, et enfin il l’éjecte de sa maison en lui fournissant une dot, dans l’idée qu’il va se débarrasser du fléau. Or voilà que celui qui a introduit chez lui cette plante vénéneuse se fait plaisir à décorer la pire des poupées avec de jolis ornements. Il se met en peine de l’habiller, le malheureux, et il ruine sa maisonnée. Il est bien obligé : s’il s’est allié à une belle-famille prestigieuse, au lit la pilule est amère à avaler ; au contraire, le mariage fonctionne bien, mais la belle-famille ne lui est d’aucune utilité, et les inconvénients écrasent les avantages.
Le plus facile, c’est de miser sur une nulle ; mais alors, elle est tellement bête qu’elle ne lui sert à rien. Quant à une femme intelligente, je déteste cela et je préfère éviter d’introduire chez moi une personne qui a plus de jugeotte qu’il n’en faut à une femme. En effet, Cypris provoque la malfaisance surtout chez les femmes intelligentes ; celle qui n’est pas futée, du fait de ses moyens limités, ne peut pas commettre de folies.
- Euripide n’a pas dû se faire beaucoup d’amies avec ce passage…
- Tu as probablement raison. Le pire, toutefois, c’est que les clichés ont la vie dure. Alors ton match, c’est comme tu veux, mais les chips et la bière, tu peux t’en occuper toi-même.
Euripide avait déjà presque inventé le bébé-éprouvette (v. 622) qui est une réalité actuelle, bien que très minoritaire. Mais les raisons de faire ce choix de conception sont rarement celles qu’invoque Hippolyte. On peut remarquer aussi que l’Hippolyte d’Euripide n’envisage pas de ne pas avoir de descendance.
Dans les hautes écoles (préparation à l’ENS), on nous disait qu’Euripide était misogyne. Mais quand j’ai lu moi-même la plupart des oeuvres de cet homme de théâtre, je n’ai pas eu l’impression que c’était exact. Il serait intéressant de savoir mieux de quels commentaires vient cette idée. Il est certain qu’on ne peut pas tirer cette conclusion à partir de la seule tirade d’Hippolyte. Ce serait seulement si on trouvait de très nombreux passages d’Euripide critiquant les femmes qu’on pourrait arriver à cette idée. De mémoire, ce n’est pas mon impression. Il se peut aussi que je supporte plus facilement que d’autres, hommes ou femmes, quelques critiques contre les femmes. Et, personnellement, je n’ai pas subi de si nombreux jugements négatifs de la part de mon entourage. On peut dire que le féminisme est déjà ancien et que bien des hommes l’ont adopté, même au début du 20ème siècle. Certains hommes actuels peuvent être moins modernes que d’autres il y a quelques décennies.
J’aime bien un passage de Xénophon, qui dit à un ami qui se plaint de devoir assurer la subsistance de trop de femmes de sa famille, qu’il n’a qu’à leur demander de travailler. Il n’y a rien de déshonorant à travailler (il me semble me souvenir que Xénophon dit cela). Avec les revenus de leur travail, les femmes de cette famille assumeront leur vie. Elles déchargeront l’homme de devoir s’occuper d’elles, puisque cela lui pèse.
J’aimeJ’aime